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La traduction dans le monde arabe : une perspective historique

Abdesselam Cheddadi

La traduction dans le monde arabe : une perspective historique

(Article paru dans le Monde Diplomatique, Octobre 2010)

 

La question de la traduction n’est pas neutre. Elle n’est pas purement technique ou académique. Elle revêt un caractère très complexe, en rapport avec la question culturelle, la situation politique, le développement économique et social, mais aussi les relations internationales et l’horizon politique et culturel au niveau mondial. Mon propos ici, s’agissant de la traduction dans le monde arabe, est de la replacer dans une perspective historique, en commençant par donner un bref aperçu des enjeux de la traduction sur le plan mondial, et en présentant ensuite une série de remarques sur le contexte national et régional arabe.

 

L’arrière-plan mondial


Se fondant sur le postulat que l’histoire du monde est déterminée par les conflits nécessaires entre les civilisations, la doctrine du “choc des civilisations” imaginée par Samuel Huntington prétend prouver que, dans les temps présents, après une longue période marquée par un illusoire universalisme, les frontières politiques tendent à se redessiner pour correspondre à des frontières civilisationnelles, c’est-à-dire ethniques, religieuses et culturelles. Les cultures étant par définition, selon lui, hostiles les unes aux autres, elles prendraient le plus grand soin à limiter les échanges entre elles, sauf pour le minimum de communication qu’exigerait une surveillance mutuelle à des fins militaires. Dans ce monde voué à la guerre, où les civilisations s’affronteraient inexorablement, on n’aurait guère besoin de traduction.
Heureusement, le monde réel est différent. Les hommes partagent le même patrimoine génétique et le même univers physique. Les civilisations se sont formées comme résultat de la circulation constante des hommes, des marchandises, des techniques, des connaissances, du savoir-faire, des idées. A travers la Méditerranée, entre l’Asie mineure, l’Asie centrale et l’Inde, à travers l’Inde et entre l’Inde, la Chine et les pays d’Extrême-Orient, l’histoire a été marquée par de grands mouvements de traduction, dont les plus proches de nous ont été effectués du grec, du persan et du sanscrit vers l’arabe, et de l’arabe vers l’hébreu et le latin.
A notre époque, où à des niveaux divers les langues et les cultures sont fondamentalement affectées par la mondialisation, toutes les langues se trouvent entraînées dans un mouvement d’échanges qui tend à obéir à la loi du marché. Pour survivre et se développer, chaque langue est obligée de soutenir la concurrence des autres langues, en particulier des plus puissantes d’entre elles aux niveaux national, régional et mondial. La carte mondiale de la traduction reflète une situation dissymétrique en faveur des langues occidentales. En 2007, selon les statistiques de l’Unesco, les livres traduits de l’anglais constituent à eux seuls environ deux tiers des livres traduits dans le monde. Mais une réaction s’amorce pour donner aux autres langues plus de place. Pour ne citer qu’un exemple, dans son introduction à un recueil d’articles sur les récentes évolutions de la Chine, un intellectuel chinois explique que le mouvement de traduction “ne peut plus rester à sens unique (1)”.
Les langues ne sont rien sans les cultures qui leur donnent leur substance. Or ce qu’il y a peut-être de plus nouveau au niveau mondial depuis un siècle, ce sont les revendications culturelles et le lien étroit établi entre affirmation de soi identitaire, développement et épanouissement culturel. Au-delà des aspects économiques, militaires, politiques, ce qui est en jeu dans la mondialisation, ce sont les cultures, leur part d’autonomie et de singularité, leur avenir, et comment chacune d’elles peut déterminer les orientations présentes et futures du destin humain. Les sciences dures et les technologies sont, bien sûr, très importantes à cet égard. Plus décisifs sont la littérature, les arts, les religions, la philosophie et ce qu’on appelle les sciences humaines et sociales, car c’est au travers de ces disciplines que s’élaborent les réponses aux questions fondamentales de l’homme, du genre : Qu’est-ce que l’humain ? Comment l’homme se situe-t-il dans l’univers ? Quels sont les buts des savoirs et des technologies et comment les mettre au service de l’homme ? Qu’est-ce qui importe dans les relations entre les individus et entre les peuples et les nations ? Quel est le sens de la vie et comment assurer un relatif bonheur individuel et collectif ? Quels types de rapports faut-il entretenir avec le passé et comment l’intégrer dans le présent et l’avenir ? Chaque culture tente à sa façon de répondre à ces questions. Chacune d’elles a hérité des réponses de son propre passé, qu’elle tente de concilier avec les nouvelles conditions du présent. Mais cela ne suffit plus. De nouveaux défis ont surgi, mettant en cause la notion de culture elle-même. Si, d’une part, comme l’a bien montré Ernest Gellner (2), l’Etat-nation, bien que profondément ébranlé, constitue encore le seul cadre approprié pour la vie des sociétés et que la mondialisation apparaît, d’autre part, comme un fait irréversible, rien ne permet encore de définir sans ambiguïté les termes des rapports entre les cultures nationales et le processus de formation d’une culture mondialisée, fondée sur l’interdépendance internationale de l’économie, de la science et de la technologie et sur l’obligation d’affronter en commun les problèmes écologiques. On pressent les dangers de l’uniformisation d’une telle culture, on ne sait pas encore comment y remédier. La domination culturelle de l’Occident est profondément remise en cause, on n’est pas encore prêt à accueillir et intégrer les autres cultures. Le principe d’égalité entre les hommes, les peuples et les cultures est universellement admis, sa mise en œuvre concrète est rejetée à un avenir indéfini. L’ouverture sur les autres et la connaissance du passé humain dans sa globalité apparaissent à la fois possibles et nécessaires, mais peu de pays se dotent des moyens de les réaliser. Dans cette conjoncture où les problèmes fondamentaux de l’humanité doivent être posés à nouveaux frais, il est admis que chaque peuple, chaque culture, voire chaque individu a, au moins théoriquement, son mot à dire, mais peu sont suffisamment armés pour le faire pleinement. C’est à ce niveau, beaucoup plus qu’à celui des conditions matérielles, économiques et techniques, que gît la plus grande source de conflits et que se joue l’avenir du monde.
Il n’y aura pas de “choc des civilisations” tout simplement parce que, comme on l’a vu, les civilisations ne sont pas figées, étanches les unes aux autres. Au contraire, au cours des quatre ou cinq derniers siècles, les contacts et les échanges entre les civilisations se sont multipliés et intensifiés à un rythme et un niveau jamais atteints auparavant. Même si la modernité a été initiée en Europe et que celle-ci y a joué un rôle déterminant dont on ne peut encore mesurer les aspects positifs ou négatifs, elle est le résultat de l’interpénétration de toutes les cultures humaines, et la mondialisation à laquelle elle a abouti a mis fin à la possibilité même que des sociétés et des cultures vivent isolées les unes des autres. En revanche, elles sont appelées à définir de nouveaux types de rapports. La période que nous vivons est celle d’une réinvention des cultures, mises à mal sans exception par la modernité, et cette réinvention passe, sur le plan interne, par un effort de relecture et de réinterprétation du passé et par l’élaboration de nouveaux projets et de nouvelles visions pour le présent et l’avenir et, sur le plan externe, par l’ouverture aux autres et la participation à la définition des orientations communes nouvelles.
Les configurations qui seront données aux nouvelles cultures au niveau local, national ou mondial s’effectuent dans le temps long de l’histoire, et l’on ne peut prévoir ce qu’elles seront. Cependant, sans verser dans le jeu des idéologies de la peur et de la guerre, on peut relever de sérieux sujets d’inquiétude. Dans la division actuelle du monde en nations indépendantes, toutes les nations, pour des raisons historiques récentes, ne disposent pas des mêmes capacités et des mêmes atouts pour affronter les problèmes de construction de ces nouvelles cultures. Cette inégalité qui risque de se creuser davantage dans l’avenir est porteuse d’un double danger : d’un côté, l’accentuation des hégémonismes et des égoïsmes nationaux ou régionaux de ceux qui sont le mieux adaptés aux conditions modernes et qui sont ou se sentent les plus puissants, et, de l’autre, le repli culturel de ceux qui se trouvent en position de faiblesse. Or, on assiste aujourd’hui à deux phénomènes parallèles : une extension aveugle des bases économiques et technologiques de la mondialisation, et la re-traditionalisation des cultures sous des formes réductrices et rigides. Les deux tendances jouent en faveur de l’hégémonisme le plus puissant et sont également encouragées par lui, car la re-traditionalisation équivaut à une déclaration de forfait dans la compétition mondiale pour l’invention des cultures du futur et donne une justification à des doctrines comme celles du “choc des civilisations”.
Pour être optimiste, la tendance au retour aux cultures propres à chaque nation, à chaque groupe ethnique autonome ou à chaque grande aire de civilisation peut être interprétée positivement. On peut la comprendre d’abord comme la revendication venue à maturité d’une dignité égale pour toutes les cultures, passées et présentes, en tant qu’ensembles d’expériences humaines fondamentales dans les divers domaines des relations sociales et politiques, du rapport à la nature, des connaissances et des expressions littéraires et artistiques susceptibles de constituer pour tous les hommes une source d’inspiration pour le présent. On peut ensuite lui donner le sens d’une étape en vue de la recherche d’un équilibre dynamique entre l’expression des idiosyncrasies locales, nationales et individuelles et le processus de formation sans cesse renouvelé d’une base culturelle mondialisée vers laquelle l’humanité semble être entraînée de façon irréversible.
Le retour, observé aujourd’hui, aux cultures propres signifierait alors la résistance aux hégémonismes présents ou futurs. Il impliquerait que les diverses nations et cultures, dans leurs configurations actuelles et dans celles qu’elles pourront prendre à l’avenir, soient en mesure d’intervenir dans le nouveau champ mondialisé de la culture, c’est-à-dire qu’elles aient les capacités et les moyens de communiquer entre elles, de recevoir et de donner, de participer à l’élaboration des nouveaux types de rapports entre les dimensions locale et mondiale, particulière et universelle.
Dans une telle perspective, le développement des langues et de la traduction apparaît comme un enjeu mondial majeur. Vivant le paradoxe du particulier et de l’universel à son paroxysme, les sociétés modernes, quels que soient les types d’organisation et les formes qu’elles prendront dans l’avenir, ne pourront se construire et s’affirmer sur la scène mondiale que dans leurs propres langues et au travers de leurs propres cultures, tout en étant capables de communiquer avec les autres, d’accueillir leurs productions et de leur offrir les leurs, ce qui implique la maîtrise des langues étrangères et du langage universel que sont les sciences, notamment des sciences humaines et sociales.

Le contexte arabe
Il faut le dire d’emblée : les pays arabes en général ont aujourd’hui bien des difficultés à relever ce défi commun à l’ensemble des nations et des cultures, défi qui consiste à être pleinement soi-même et ouvert au reste du monde. Malgré un dynamisme économique relativement élevé au cours des dernières décennies, ils ont pris un tournant dangereux vers une re-traditionalisation rigide, qui risque de les empêcher d’entretenir une communication fructueuse avec les autres et de participer activement à la compétition culturelle mondiale. Mais, surtout, ils tardent à réaliser les réformes sociales et politiques qui s’imposent dans le cadre des Etats-nations modernes. Les rapports du Pnud sur le développement humain, où l’on trouve une des rares approches synthétiques des problèmes de la culture et du développement, sont alarmants pour les pays arabes. En 2004, seuls les pays du Golfe occupent des positions au-dessus de la moyenne mondiale, entre les 33e et 56e rangs sur un total de 177 nations. La majorité des autres pays arabes est classée entre les 100e et 153e rangs. Les principales lacunes relevées concernent le niveau des connaissances dans la société, les libertés, la gouvernance et l’autonomisation des femmes. Elles se ramènent en fin de compte aux attitudes et aux approches que les pays arabes adoptent à l’égard des éléments essentiels de la construction nationale, à savoir une culture unifiée et homogène (avec les réserves et les nuances qu’il est important de rappeler à ce niveau) et un Etat démocratique, et à leur positionnement vis-à-vis du processus de mondialisation en cours. Dans ces conditions, la stratégie qui s’impose va de soi : repenser et réformer la culture arabe telle qu’elle se présente sous sa forme actuelle pour lui permettre une meilleure adaptation aux conditions du présent ; formuler une position ouverte et créative à l’égard de la mondialisation. Ce qui pose problème, ce sont les moyens théoriques et les ressources humaines à mettre en œuvre pour atteindre ce but. Mais les pays arabes n’ont pas le choix : ou bien ils s’approprient résolument les outils scientifiques qui ont été forgés à l’époque moderne, quelle que soit leur origine, ou bien ils en inventent d’autres, à condition que les outils qu’ils proposent soutiennent la concurrence avec ces derniers et qu’ils soient adaptés aux conditions du monde où nous vivons. Il est clair, cependant, que l’approche la plus réaliste serait d’adopter sans préjugés les outils scientifiques modernes, quitte à les soumettre à une critique objective radicale, le but visé étant d’obtenir le maximum d’efficacité. Sur ce point, les pays arabes ont observé jusqu’à présent des positions indécises, ambiguës, souvent contradictoires. Plus grave, devant les difficultés rencontrées, après avoir accompli des progrès importants au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et à l’époque de la Nahda, ils opèrent aujourd’hui un recul, même si, sur le plan quantitatif, on enregistre plus d’écoles et d’universités, plus de livres traduits et plus de travaux originaux. Ni dans le domaine de la langue ni dans celui des sciences, et plus particulièrement des sciences humaines et sociales, ils n’ont pu atteindre une masse critique permettant un développement durable. A cause de l’insuffisance d’un travail réflexif de la société sur elle-même et de l’absence de débat sur les problèmes sociétaux vitaux, un double divorce entre direction politique et société et entre production économique et culture s’est durablement installé.
Les questions des rapports sociaux, de l’organisation politique, de la langue et de la culture se présentent aujourd’hui quasiment dans les mêmes termes généraux, quoique avec des modalités différentes, dans la plupart des pays non occidentaux : partout elles doivent être repensées à neuf et réformées afin de s’adapter aux nouvelles conditions de la mondialisation. A cet égard, on répète souvent que le retard des pays arabes, comme celui des autres pays musulmans, serait imputable à l’islam. Je voudrais faire sur ce point quelques remarques.
Dire que le retard des pays arabes est imputable à l’islam est à la fois faux et vrai. Cela est faux si l’on pense à l’islam comme religion, et qui plus est comme une religion immuable. Comme toutes les religions, l’islam a sans cesse évolué, et il ne peut être détaché des conditions historiques dans lesquelles il a été vécu. Cela nous ramène à l’islam comme civilisation, comme culture historiquement déterminée. Et là, dire que les sociétés musulmanes ont été déterminées par l’islam, au sens où l’islam constitue leur histoire, est une évidence ou un truisme. Toutes les sociétés sont déterminées par leur histoire, et les sociétés arabes et musulmanes n’échappent pas à cette règle. Une des plus grandes faiblesses des sociétés arabes à l’époque présente réside justement dans le fait qu’elles ne se sont pas suffisamment penchées, et avec les outils adéquats, sur leur histoire.
Pour ce qui nous concerne ici, il ne serait peut-être pas inutile de souligner qu’à l’aube de la modernité, par comparaison avec de nombreux pays d’Asie ou d’Afrique, les Arabes jouissaient a priori d’une situation favorable, en raison de leur proximité et de leurs affinités historiques avec l’Europe pendant toute l’époque médiévale, et du fait qu’ils avaient été au centre de la plus vaste expérience de mondialisation qu’eût connue le monde avant celle de l’époque moderne. En effet, pendant plus d’un millénaire, les pays arabes et l’Europe avaient cohabité dans le même monde méditerranéen en entretenant, au-delà des hostilités militaires épisodiques, des échanges économiques et culturels intenses et continus. Ils partageaient les trois éléments capitaux de leur culture : l’héritage philosophique et scientifique grec et hellénistique, la tradition du monothéisme prophétique et le système politique des empires bureaucratiques agro-lettrés. Au travers du vaste mouvement de traduction effectué en Sicile, en Italie et en Espagne du XIe au XIIIe siècle et au-delà, qui coïncida en partie avec les croisades, l’essentiel des réalisations scientifiques et technologiques du monde arabe et musulman passa à l’Europe, y compris, comme l’a bien montré George Makdisi, les modèles de la scholastique et de l’humanisme (3), qui recouvrent en grande partie ce que nous appelons aujourd’hui les sciences humaines. Pour ce qui est de l’expérience de la mondialisation, il suffit de rappeler que la société musulmane, jusqu’au XVIIe siècle, avait le plus d’expansion dans le monde et exerçait la plus grande influence sur les autres sociétés, d’une part à cause de sa position centrale et, de l’autre, en raison de ses conceptions cosmopolites et égalitaires et de son idéal culturel sophistiqué. Si l’on peut parler de mondialisation avant l’époque moderne, c’est dans le cadre du monde islamique qu’elle trouverait le mieux à s’incarner. L’historien américain Marshall G.S. Hodgson a rendu compte de ce fait historique par cette remarque : “Au XVIesiècle, un visiteur venu de Mars aurait pu supposer que le monde était sur le point de devenir musulman (4) .”
Mais on pourrait également soutenir que, dans la mesure où les pays arabes n’ont pas été capables, à partir du XVIIIe siècle, de répondre au défi de l’Europe sur les plans militaire, commercial et culturel, ils se sont trouvés dans la situation la plus défavorable, les anciennes affinités qu’ils avaient avec celle-ci s’étant transformées en oppositions rigides leur faisant perdre la souplesse et la capacité d’adaptation qui leur auraient permis de l’affronter avec les mêmes armes. De plus, occupant une position géographique stratégique et ayant été les rivaux contre lesquels l’Europe moderne a fourbi ses armes et s’est construite, c’était sur eux que devaient porter les coups les plus acharnés et les plus mortels de celle-ci. De cet échec dramatique, qui a eu sur eux des conséquences désastreuses, politiquement et culturellement, les pays arabes n’ont pas encore pu prendre toute la mesure ni faire l’histoire. La perte de l’autonomie, la rupture des anciennes formes d’organisation sociale et des anciens liens sociétaux, les difficultés du système politique à évoluer vers une forme de gouvernance moderne et à opérer des réformes sociales en profondeur après un certain nombre de tentatives avortées, les résistances à promouvoir un système de connaissances et de savoir-faire adapté aux exigences nouvelles de la production économique et de l’ouverture sur le monde, la profonde altération de la fonction d’intégration de la culture, l’inaptitude à jouer un rôle actif politique, mais aussi culturel, sur la scène mondiale ont été les éléments les plus patents de ce drame. Pour que les pays arabes puissent être de plain-pied avec l’évolution mondiale, il leur faut se doter des moyens adéquats de surmonter ces déficiences.

L’enjeu de la traduction
La question de la traduction d’une façon générale, et plus particulièrement dans les sciences humaines et sociales, ne peut être détachée de ce double contexte, mondial et national ou régional. Mais elle est, évidemment, avant tout liée à la politique suivie en matière de langue et de culture. Or les politiques arabes dans ces deux domaines n’ont pas accompli de progrès décisifs depuis la Nahda, comme cela apparaît clairement lorsqu’on examine l’état actuel de l’éducation, de l’enseignement, de la recherche et de la production scientifique et culturelle en général.

La problématique de la langue
Il convient lorsqu’on envisage la question du développement de la langue arabe à notre époque d’avoir présente à l’esprit l’histoire de la formation et de l’évolution de cette langue. Bien qu’à vrai dire, depuis l’esquisse de Johann Fück voilà plus d’un demi-siècle (5), une telle histoire, reste encore à écrire, on peut, toutefois, au moins dégager un certain nombre de faits fondamentaux.
Tout d’abord on doit rappeler qu’un des plus grands événements de la culture arabe fut la fixation au cours des IIIe et IVe siècles de l’hégire (IXe-Xe siècle après J.-C.) de l’arabe classique comme langue littéraire écrite. A cette œuvre gigantesque de mise en forme, de normalisation et d’enrichissement lexical contribua une multitude de savants arabes et non arabes par des recherches systématiques sur la grammaire, la syntaxe, le vocabulaire, les usages littéraires, les aspects stylistiques et rhétoriques. Elle s’adossa d’une part aux corpus de textes religieux et littéraires constitués au cours des deux premiers siècles et, d’autre part, à une vaste production scientifique, nourrie par un mouvement de traduction sans précédent dans l’histoire par son ampleur, qui permit à la culture arabe d’assimiler les legs grec classique, hellénistique, sémitique, iranien et, dans une moindre mesure, indien.
Le deuxième fait à souligner est que cette langue littéraire écrite fut destinée, comme c’était le cas dans tous les grands empires agro-lettrés de l’époque pré-moderne, à une élite politique, religieuse et intellectuelle, qu’elle avait pour fonction d’intégrer, d’unifier culturellement et de doter d’un instrument efficace d’administration et de gestion. Cette langue standardisée devait jouer, en outre, un rôle de véhicule d’une culture commune entre les différentes cités, provinces et les pays du vaste monde musulman, rôle qu’elle assuma sans interruption pendant treize siècles, même là où elle n’était pas la langue dominante. Bien que, très tôt, on trouve des écrits contenant nombre de vulgarismes ou de régionalismes, grâce aux règles dont il s’était doté, l’arabe littéraire put se perpétuer sans subir de changements profonds ni au niveau de sa morphologie ni à ceux de sa grammaire et de sa syntaxe.
Le troisième fait est très banal : à côté de cette langue littéraire essentiellement destinée à l’écrit, des langues locales continuèrent à exister (le syriaque, l’araméen, le grec, le kurde, le copte, le berbère, etc.), et chaque pays arabe adopta son propre dialecte arabe, la‘âmmiya, comme langue de communication dans les relations quotidiennes. Il se forma ainsi deux grands ensembles dialectaux en rapport avec les langues étrangères parlées localement : l’ensemble oriental comprenant principalement l’Arabie, l’Irak, la Jordanie, la Palestine, la Syrie, l’Egypte et une partie du Soudan ; et l’ensemble maghrébin avec la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc, l’Espagne et la Maurétanie. Dans les deux ensembles, on remarque une différenciation interne entre un dialecte citadin et un dialecte bédouin, eux-mêmes différenciés en divers dialectes locaux.
Enfin, il faut évoquer un dernier fait qui eut des répercussions profondes sur le destin de l’arabe littéraire, bien qu’elles soient difficiles à apprécier de façon précise : ce sont les grands bouleversements qui affectèrent les pays arabes à partir du XVe siècle avec la prise de Grenade en 1492 et la conquête par les Ottomans de la presque totalité du territoire arabe, jusqu’aux frontières du Maroc. Durant environ trois cents ans, jusqu’au début du XIXe siècle, la production en arabe littéraire diminua considérablement et se cantonna aux champs juridique et religieux.
Ces faits saillants de l’histoire classique et médiévale de la langue arabe permettent de saisir à la fois les atouts dont cette langue dispose et les types de difficultés qu’elle a rencontrées et qu’elle rencontre encore de nos jours au moment où elle doit opérer les mutations nécessaires à son adaptation aux conditions du monde moderne. Les hésitations et le piétinement qui ont caractérisé les politiques arabes de développement linguistique depuis le XIXe siècle reflètent une certaine incompréhension de ces faits et une résistance à les prendre en compte.
Qu’il eût fallu opérer une réforme profonde de la langue arabe afin de lui impulser un nouveau souffle fut clairement perçu par un assez grand nombre de responsables arabes en Egypte, en Syrie et en Irak dès la seconde moitié du XIXe siècle, tant dans les milieux politiques que dans les milieux intellectuels. C’est ainsi que l’on vit se déployer une activité intense dans plusieurs directions : exhumation de textes arabes classiques et publication d’ouvrages littéraires inspirés par leurs modèles ; traduction des langues étrangères en arabe d’ouvrages techniques et publication de lexiques spécialisés ; traduction et imitation des grandes œuvres littéraires européennes, notamment françaises et anglaises ; adoption de la presse comme support fondamental des activités culturelles ; promotion d’une littérature moderne dans les divers genres de la nouvelle, du roman, du théâtre et de la poésie. S’il importe de souligner que la Nahda a produit des œuvres remarquables qui constituent un acquis précieux pour la culture arabe moderne, il est aussi important de se demander pourquoi, malgré la progression sensible sur le plan quantitatif de la production culturelle, les réalisations de la Nahda n’ont pu déboucher sur des réformes décisives ni sur le plan de la langue ni sur celui de la culture arabes.
La réforme de la langue n’a pas pu mener jusqu’à leur terme les deux tâches essentielles de la modernisation linguistique : d’une part, l’abolition de la dualité langue littéraire/langue parlée, autrement dit, langue de l’élite/langue populaire, et, d’autre part, l’incorporation des savoirs modernes par l’intermédiaire de programmes cohérents de traduction.
Dès le départ, il y eut une méprise sur la nature de la réforme linguistique à accomplir : il ne s’agissait pas du retour à la langue arabe classique dans sa pureté, laquelle, comme nous l’avons vu, était une langue élitaire, conformément aux structures sociales et politiques d’une société agro-lettrée comme celle de l’empire arabo-musulman, mais de la construction d’une nouvelle langue, s’ouvrant à l’ensemble des composantes de la société et mettant fin à la coupure entre langue littéraire et langue des relations quotidiennes, langue écrite et langue parlée. Seule une langue unifiée et standardisée de ce genre répond aux besoins sociaux, politiques et économiques de la société moderne. Or, aucune des nombreuses académies de la langue arabe, dont la première fut créée à Damas en 1919, ne se donna un tel objectif. Des tentatives pour introduire les dialectes locaux dans les textes littéraires, notamment dans des genres comme la nouvelle, le roman ou le théâtre, ont été faites dans la plupart des pays arabes, mais elles n’ont pas apporté de changement significatif à la ligne d’évolution générale de la langue arabe moderne, qui reste fondamentalement tributaire des règles de la langue classique. Parmi les raisons de cette résistance, les deux plus importantes semblent être l’attachement au caractère sacré de la langue classique, langue du Coran, et la menace qui pèserait sur l’unité arabe si on développait des langues locales ou régionales.

Le principe culturel
L’ouverture de la langue arabe aux savoirs et à la littérature modernes devait normalement rencontrer moins de difficultés, étant donné l’expérience de la culture arabe dans le domaine de la traduction déjà évoquée. Du IIe au IVe siècle de l’hégire (VIIIe-Xesiècle après J.-C.), le monde arabe réalisa le plus vaste mouvement de traduction que l’histoire ait connu avant l’époque moderne. La presque totalité de l’héritage philosophique, scientifique et littéraire grec et hellénistique, à l’exception des textes où affleuraient les conceptions polythéistes, une grande partie de l’héritage littéraire et historiographique iranien, et une partie non négligeable de la tradition scientifique et littéraire indienne en sanscrit furent assimilées par la langue et la culture arabes (6). Des activités de traduction importantes furent également observées pendant plusieurs siècles à l’intérieur du monde musulman, notamment entre l’arabe, le persan, le turc et l’ourdou. Cette expérience de la traduction, qui est en grande partie responsable de la conception de la science dont le monde moderne a hérité, aurait pu servir à la fois de référence et de stimulant pour la tâche de traduction que doit accomplir le monde arabe aujourd’hui. Mais, après deux siècles de tentatives dans ce domaine, faute de cohérence, de rigueur et, surtout, de continuité, les résultats obtenus, trop faibles relativement aux besoins, n’ont pas pu créer la dynamique culturelle attendue.
Commencées assez vigoureusement au XIXe siècle, les activités de traduction dans le monde arabe ont connu une progression lente mais sensible jusqu’à nos jours. Au cours des cinquante dernières années, on peut distinguer quatre types d’actions : celles entreprises à l’échelle de l’ensemble du monde arabe ; celles menées par les gouvernements au niveau national ; celles menées par des organismes étrangers ou des ambassades ; et celles accomplies par les éditeurs et les organisations arabes locales.
La politique de traduction à l’échelle panarabe s’est concentrée d’un côté sur l’unification de la terminologie arabe dans tous les domaines et, d’un autre côté, sur l’élaboration d’un plan de traduction. Le Bureau de coordination de l’arabisation, créé à Rabat en 1961 et rattaché à l’Alecso en 1972, a publié une soixantaine de numéros du périodique Al-Lisân al-‘arabî et une trentaine de lexiques spécialisés, qui ont été jugés peu satisfaisants, surtout dans le domaine des sciences humaines et sociales, et qui n’ont eu presque aucun impact sur l’usage de l’arabe moderne standard. Quant au plan arabe de traduction qui a été adopté en 1985 et révisé en 1996, il est resté lettre morte. Le projet de création d’un centre panarabe de traduction qui devait être localisé à Alger a été concrétisé avec beaucoup de retard et n’a pas encore accompli de travail significatif.
Pour les actions de traduction menées par les gouvernements au niveau national, on ne peut citer que celles entreprises par l’Egypte, le Kuweit et la Syrie. En Egypte, l’Organisation générale égyptienne du livre (Al-Hay’a al-misriyya al-‘âmma li-l-kitâb), fondée en 1975, a publié, dans le cadre de son Projet de mille livres bis, 286 traductions, essentiellement de l’anglais ; et le Haut Conseil de la culture (Al-Majlis al-a’lâ li-th-thaqâfa) a publié 511 traductions dans le cadre du Plan national de traduction adopté en 1995. Au Kuweit, le Conseil national de la culture, des arts et de la littérature, créé en 1973, a publié 123 traductions jusqu’en 2004. Le programme de traduction de la Syrie semble le plus important, mais on ne dispose pas de chiffres précis sur ce qui a été réalisé.
Deux organismes arabes ont apporté leur contribution : la Commission libanaise de l’Unesco pour la traduction des chefs-d’œuvre, avec 22 ouvrages traduits de 1951 à 1998 ; et l’Organisation arabe pour la traduction, créée à Beyrouth en 1999, avec 50 titres jusqu’en 2007. On peut signaler également deux autres organismes qui ont des projets de traduction : le Centre de recherche du Golfe à Dubaï, sponsorisé par un homme d’affaires saoudien, et la Fondation arabe pour la pensée moderne, créée à Genève en 2002 et sponsorisée par un homme d’affaires libyen. Le premier est un think tank privé qui a ouvert un portail Internet et a commandé la traduction d’ouvrages de référence tels que leBlackwell Dictionary of Political Science et le Penguin Dictionary of International Relations. Il a par ailleurs signé des accords avec The International Institute for Strategic Studies in London et avec The Carnegie Endowment for International Peace in Washington pour la traduction de leurs publications en arabe. Le second projette de publier des travaux d’études et de recherche ainsi que des encyclopédies en arabe et a établi un programme de traduction d’ouvrages à partir de diverses langues européennes.
Pour ce qui est des organismes étrangers ou des ambassades, les actions les plus importantes sont celles menées par les Français, les Allemands, les Russes et les Américains. Le département de traduction du Centre culturel français du Caire a initié un programme de traduction depuis 1980, reconduit depuis 1990 sous le nom de Projet Taha Hussein de traduction, et abandonné en 2006. Le but était de traduire vers l’arabe des livres universitaires et de fiction publiés en France, et de traduire en français des œuvres arabes littéraires ou portant sur des sujets contemporains. Environ mille titres ont été traduits dans ce cadre. Des traductions de l’allemand ont été sponsorisées par divers organismes, comme le Goethe-Institut, l’Inter Nationes, et diverses maisons d’édition privées. D’après une bibliographie établie par le Goethe-Institut d’Amman, mille ouvrages ont été traduits de l’allemand en arabe de 1938 à 1998, dont la moitié constituée par des ouvrages de fiction.
Les traductions du russe, publiées par les Editions du progrès à Moscou de 1950 en 1980, sont importantes, mais on n’a pas d’informations précises sur leur nombre.
Enfin, des traductions de l’américain ont été effectuées par les Franklin Publications, dont le premier bureau au Moyen-Orient a été ouvert au Caire en 1953. Rebaptisé Franklin Books Program en 1964, il fut dissous en 1978. A partir du milieu des années 1980, l’ambassade américaine au Caire, qui supervisait le Regional Book Office, avec une branche à Amman créée en 1986, mit sur pied un Arabic Book Program, Le Regional Book Office du Caire semble avoir à son actif jusqu’en 2004 environ 200 titres.
A ces diverses actions, il faut ajouter celles des maisons d’édition privées, notamment celles du Liban (Dar al-adab, Dar al-Fârâbî, Dar at-talî’a, Al-Hiwâr ath-thaqâfî), du Maroc (Al-Markaz ath-thaqâfî al-‘arabî, Toubkal), et celles plus récentes, de l’Arabie Saoudite (Editions Obelkian, Librairies Jarîr). Le nombre d’ouvrages traduits et publiés dans ce cadre depuis une trentaine d’années peut être estimé à 1 500.
L’ensemble des traductions vers l’arabe ou à partir de l’arabe réalisées au cours des cinquante dernières années serait de l’ordre d’une dizaine de milliers, dont 4 000 environ par des organismes étrangers, ce qui fait un tiers de toutes les traductions réalisées depuis le XIXe siècle.
Ces statistiques, souvent floues et fragmentaires, ne nous donnent ni le découpage chronologique et géographique, ni la classification précise par domaine. Pour être pleinement significatives, elles devraient être complétées par des données concernant le mode d’inscription des ouvrages traduits dans le champ scientifique et culturel arabe, ainsi que sur le contexte social, politique et culturel dans lequel elles ont été effectuées. Cependant, si nues, sommaires et incomplètes soient-elles, elles nous donnent une indication assez parlante sur l’état de la culture dans les pays arabes. Le nombre total des ouvrages traduits est, on l’a vu, d’environ 10 000 pour une durée de cinquante ans, ce qui fait une moyenne de 200 par an pour une population totale de 420 millions d’habitants en 2007, soit un livre traduit pour 2 100 000 habitants. Si on ôte la part réalisée par les organismes étrangers, on n’a plus qu’un peu plus d’une centaine de titres par an, soit un livre traduit pour 4 200 000 habitants. Indiquons, à titre de comparaison, que le nombre de livres traduits dans le monde en 2007 est d’environ 80 000 pour une population de six milliards quatre cents millions, soit un livre traduit pour 80 000 habitants.
Comment interpréter ces chiffres ? La société moderne est une société du savoir, et les pays qui ne sont pas encore parvenus à réaliser cet objectif doivent s’y atteler sans tarder. Ce savoir est un savoir lettré, qui passe par l’écriture, et qui est structuré en un savoir spécialisé, réservé à un nombre relativement limité de savants, de techniciens supérieurs ou de chercheurs, et un savoir général, partagé par l’ensemble de la population. Toutes les sociétés sont en réalité des sociétés du savoir. Ce qui distingue la société moderne des sociétés pré-modernes, c’est d’abord la généralisation d’un savoir minimal de base d’un nouveau type : tout le monde doit savoir écrire, lire et calculer, et dans le même temps posséder un bagage de connaissances générales, scientifiques, artistiques et littéraires, appelé à s’élargir de plus en plus. Ensuite, les sciences et la technologie, qui sont au fondement des deux aspects du savoir, revêtent un double caractère : l’universalité et l’ouverture vers un progrès indéfini. Une société du savoir au sens moderne est donc une société où, d’une part, tout le monde doit savoir lire et écrire et posséder une culture générale de plus en plus large et sophistiquée, et où, d’autre part, la science et la technologie doivent avoir un caractère universel et suivre le rythme de développement indéfini qui s’impose au monde entier.
L’universalité de la science et de la technologie passe aujourd’hui par l’usage de l’anglais, ce qui fait que toutes les sociétés sont obligées de traduire de cette langue. C’est ce qui explique en grande partie que 75 % des ouvrages traduits dans le monde le sont de l’anglais, suivi d’assez loin par les langues qui ont une longue tradition scientifique comme le français et l’allemand. L’extrême faiblesse du nombre de livres traduits dans le monde arabe par rapport à la moyenne mondiale pose donc un sérieux problème pour la formation de la société du savoir au sens moderne, qui ne peut se passer de l’apport extérieur. En réalité, la situation est plus grave. Si la traduction de l’anglais ou d’autres langues devient aujourd’hui une nécessité pour tous les pays afin de suivre le rythme d’évolution des sciences et de la technologie dans le monde, les pays arabes continuent à souffrir du fait que les diverses disciplines de la science moderne n’ont été arabisées que très partiellement et souvent d’une manière qui laisse à désirer. L’arabisation de l’enseignement a été décrétée à la hâte, souvent pour des considérations politiques ou idéologiques, sans tenir compte des moyens disponibles en ouvrages en arabe et en ressources humaines. Dans aucune discipline on ne dispose en langue arabe de l’ensemble des éléments constitutifs du champ disciplinaire : les ouvrages fondamentaux qui ont marqué l’évolution de la discipline depuis le début de sa formation, ceux qui exposent les méthodologies de la recherche dans cette discipline, ceux qui fournissent des synthèses, des parcours et des mises au point, les manuels d’apprentissage et la littérature de vulgarisation, et enfin les outils de travail tels que les dictionnaires et les encyclopédies. Sans cette base, la production en arabe dans les disciplines scientifiques ne peut s’épanouir, et il n’est pas étonnant que, malgré la multiplication des universités, elle soit encore aujourd’hui quasi inexistante. Pour que les sociétés arabes s’épanouissent comme des sociétés du savoir au sens moderne, le besoin de traduction est donc immense. Immense et urgent, tant pour le développement de la langue en tant que telle que pour la formation des savoirs modernes dans cette langue.
On peut s’interroger sur les raisons qui ont fait échouer tant la politique de la langue que celle de la culture dans le monde arabe. C’est là une question complexe, qui n’a jamais fait l’objet jusqu’à présent d’une étude en profondeur et qui ne peut donc être abordée ici que de façon rapide et schématique. En simplifiant beaucoup, on peut dire que le problème qui se posait pour le monde arabe au tournant du XIXe siècle était celui du passage d’un type de société agro-lettrée, au sens où l’a défini Ernest Gellner, à un type de société industrielle moderne dans le cadre de l’Etat-nation. En d’autres termes, il fallait opérer une double réforme : culturelle et sociopolitique. Sur le plan culturel, il fallait passer d’une langue et d’une culture de l’élite (khâssa), qui se distinguaient des divers idiomes et des cultures bigarrées de la masse du peuple (‘âmma), à une langue et une culture unifiées, les mêmes pour toutes les composantes de la société ; sur le plan sociopolitique, il fallait passer d’une société structurée en villes et tribus, khâssa et ‘âmma (élite et masse du peuple), dominée par un gouvernement de type tyrannique ou absolutiste, à une société homogène et essentiellement mobile, gouvernée démocratiquement. Entamer une réforme sans l’autre, c’était se vouer à l’échec.
La plus grande difficulté pour réaliser ce programme résidait dans le fait qu’il était dicté par la pression extérieure, qu’il n’émanait pas d’une évolution interne, et qu’il devait être effectué rapidement et dans tous ses aspects en même temps, alors que l’Europe, qui en avait fourni le modèle, avait mis plusieurs siècles à l’accomplir. La domination européenne constitua sans aucun doute un obstacle majeur, jouant directement contre la réalisation des réformes dans la plupart des pays arabes. Cependant, surtout après les indépendances, les élites politiques arabes, contrairement à celles de pays comme le Japon, la Corée et, aujourd’hui, l’Inde et la Chine, qui ont été confrontées à la même situation, n’ont pas montré jusqu’à présent une disposition et une ouverture suffisantes pour faire le pas décisif en direction des réformes. Ayant trouvé une échappatoire dans l’adoption pour leurs propres besoins des langues, des cultures et des technologies occidentales (y compris et surtout les technologies militaires et policières), elles ont eu plutôt tendance à se contenter, à l’égard de leurs peuples, de politiques démagogiques et, au mieux, de demi-mesures.
Le modèle industriel de société démocratique n’a, évidemment, rien d’absolu. Toutefois, un certain nombre d’éléments de base ont progressivement acquis au cours des deux derniers siècles un caractère quasi consensuel à travers le monde : sur le plan sociopolitique, la garantie des libertés individuelles, des droits et des devoirs égaux pour tous les citoyens, l’organisation démocratique du pouvoir ; sur le plan culturel, le développement de la langue nationale (avec le respect envers les autres langues locales quand il en existe) et une éducation de qualité pour tous les citoyens, adaptée aux besoins de l’économie et de l’administration, de la recherche, de l’exercice d’une citoyenneté responsable, et de l’ouverture sur le monde. Autour de ces éléments fondamentaux, chaque société est appelée à se construire et à se développer à travers sa propre culture en tenant compte de ses réalités et en s’inspirant de son passé et de son génie propre. Comme toutes les autres sociétés modernes, les sociétés arabes ont fait de grands pas vers l’adoption de ce modèle, en tentant de le rendre compatible avec leurs réalités socio-historiques. Mais, d’une part, elles n’ont pas encore su profiter pleinement de leurs atouts historiques (affinités avec la culture européenne et liens étroits anciens, culturels et économiques, avec l’Europe, riche tradition scientifique, expérience de la première forme de mondialisation véritable avant l’époque moderne) et, d’autre part, leurs élites restent encore trop attachées aux modèles culturels (notamment celui de la langue) et sociaux (en particulier la structurekhâssa/’âmma) de la société arabo-musulmane de l’époque classique. Pour sauter le pas, il faut qu’elles réalisent une réforme sociale et culturelle allant dans le sens de l’abandon du modèle de néo-clientélisme et des privilèges exorbitants qui lui sont attachés, et de l’adoption d’une politique favorisant une plus grande mobilité sociale par une éducation de qualité pour tous et par une gestion démocratique de la société.

 

Notes

(1) Voir Chaohua Wang, éd. (2003), One China, Many Paths, Verso, Londres/New York, Introduction, pp. 9-10.
(2) Ernest Gellner (1983), Nations and Nationalism, Basil Blackwell, Londres ; trad. française Nations et nationalisme par Bénédicte Pineau, Éditions Payot, Paris 1989.
(3) Cf. George Makdisi (1981), The Rise of Colleges : Institutions of Learning in Islam and the West, Edinburgh University Press, Edinburgh, et (1990) The Rise of Humanism in Classical Islam and The Christian West, Edinburgh University Press, Edinburgh.
(4) Marshall G.S. Hodgson (1998), L’Islam dans l’histoire mondiale, textes réunis, traduits de l’américain et préfacés par Abdesselam Cheddadi, Sindbad, Actes Sud, Paris, p. 60.
(5) Johann Fück (1955), ‘Arabîya, Recherches sur l’histoire de la langue et du style arabe, trad. par Claude Denizeau, Paris.
(6) Voir Dimitri Gutas (2005), Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles), traduit de l’anglais par Abdesselam Cheddadi, Aubier, Paris.



16/10/2012
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