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Les langues françaises, Tahar Ben Jelloun



 

1—Le matin.

 

Ma mère me disait souvent « Il faut te lever tôt parce que le matin, l’intelligence nous fait crédit ». Elle me parlait en arabe et j’entendais du français. Elle avait raison. A l’école bilingue franco-marocaine anciennement appelée « Ecole des fils de notables », le matin, l’enseignement était en français, l’arabe c’était l’après midi. Hasard ou calcul, je n’en sais rien. Il est vrai que notre disponibilité matinale était propice à l’apprentissage sans grand effort d’une langue étrangère. Ensuite, après le déjeuner, il fallait remonter la pente de la fatigue et entrer dans les secrets de la langue du Coran, l’arabe classique que personne ne parlait en dehors du cours. A la maison comme dans la rue, on parlait le dialectal, un dérivé régional du tronc commun arabe et pas uniquement. La valise est dite en dialectal « chanta » ou encore « valisa » et au nord du Maroc « maleta » ; en arabe classique ça se dit « hakiba ».

 

2—Butin de guerre

 

 

La langue française voyage, elle ne tient pas en place. Parfois elle est portée par des conquérants sans pudeur ; elle leur échappe et voilà que des enfants d’Afrique et du Maghreb l’apprennent, la prennent et ne l’abandonnent plus. Ils en font une fiancée pour l’éternité, une épouse jalouse de sa liberté. Elle s’installe dans des pays lointains, s’initie à leur intimité, prend des couleurs, se mélange à des épices exotiques et parvient à s’insinuer avec élégance dans le paysage, dans ses plis et ses creux, dans ses puits et ses collines, elle le parfois avec fracas et quelques tensions qui la rendent de plus en plus jeune, vive et toujours alerte. Ainsi des « paroles issues de l’illumination ou de la frénésie » (Cioran) sont rapportées par des « indigènes », des « métèques », des fous amoureux d’une langue dont les maîtres n’imaginaient pas ce que cette semence allait engendrer. Certains sont entrés dans « la gueule du loup » (plutôt du lion) pour extraire quelques pépites d’or vite transformées, transposées, transbahutées dans des poèmes dont l’urgence est nécessité absolue et non négociable. D’autres se sont emparé du « butin de guerre » et l’ont chargé sur dos de mulet ; ils ont traversé les montagnes et les plaines avant de plonger tout habillés dans la mer et d’arriver au port de Marseille où quelques regards torves attendaient cette cargaison dont ils se méfiaient sans savoir pourquoi. L’accueil n’eut pas lieu ou plus précisément fut désastreux. La ville sentait la sueur et la transpiration des dockers italiens et polonais, des commerçants arméniens et des pêcheurs fatigués. Ils n’étaient pas méchants mais ils n’aimaient pas les étrangers. Attitude fréquente dans le monde. Un étranger est celui dont l’apparence physique fait peur, inquiète sans raison. Nous sommes tous les étrangers de quelqu’un. Aucune apparence n’est indemne.

Le « butin de guerre » fut rangé dans un immense hangar, débarras municipal où les mauvais souvenirs étaient empaquetés et ficelés dans des cartons qui ont servi à transporter l’huile d’olive. Les mauvais comme les moins beaux. Le hangar se situait entre Marseille et Marignane. Là, quelques rats tenaient leur parlement le jeudi et bouffaient la langue française par tous les bouts jusqu’à en faire une langue défaite, pauvre et mal aimée. Ce n’était plus possible de laisser faire cette race de rongeurs qui pissaient des poèmes atrophiés.

Les loups et lions édentés étaient vendus pour quelques francs au cirque Amar. Le dresseur n’était pas fier ; il n’y avait plus de risque, ne courait aucun danger. En outre sa femme l’avait quitté pour un funambule arabe qui connaissait par cœur Phèdre de Racine. Il paraît que c’est dans ce texte qu’il y a le vers parfait de la langue française.

Le dresseur fit une dépression surtout que le psychiatre lui prescrivit l’apprentissage par cœur de trois poèmes de Mallarmé et de la lecture à voix haute de Femmes de Philippe Sollers. La concurrence était rude. Le funambule avait de l’allure et de l’élégance même s’il ne prononçait pas correctement les « an » et les « en », ne faisait pas la différence entre le « è » et le « é ». La femme du dresseur se moquait doucement de lui. Ils riaient car leur bonheur était naturel.

 

3--Radins

 

Une nation qui néglige sa langue s’amoindrit sur beaucoup de plans, le plus ressenti est celui de l’économie. On ne peut pas vendre un produit à l’étranger si par ailleurs on offusque la langue, on la rabote, on la réduit à ses aspérités grossières, on la bafouille dans les journaux parlés ou même écrits, on la traîne avec peine vers des simplifications paresseuses, on la mutile, on la pense acquise à jamais, on la laisse comme une blessure ouverte, prête à être contaminée par des mots mal fagotés venus d’un idiome dominant dans les souks, on l’endort avec des mots lénifiants qui ne veulent rien dire, on la piétine doucement sans trop faire de bruit parce qu’on sait que ce n’est pas loyal de ne pas observer les règles de la grammaire, l’éthique de l’écriture, on l’avale comme un plat trop chaud en sautant quelques voyelles, on la recrache sans s’en rendre compte et on proteste parce que la langue de Shakespeare est envahissante sans préciser qu’hélas ce n’est pas la langue de ce grand Monsieur mais juste les onomatopées de quelques commerçants bien avisés…

Trivialisée et sculptée à la hâte dans du bois gras, elle tombe sous l’effet de diverses corruptions.

Les instituts culturels de la France à l’étranger font le Ramadan. L’argent n’arrive plus. Les subventions sont réduites. La France est devenue pauvre, tellement pauvre qu’elle accepte l’aumône d’un pays du Golfe. Pas d’argent, pas de rayonnement culturel. Pas de culture, pas de contrats pour l’industrie. Et la France devient muette devant une telle évidence et pourtant ne fait rien. Elle compte sur l’amour fou, le coup de foudre qui ne calcule rien. Etrange comme l’Etat s’aveugle et perd le nord.

Pour la relever, d’autres imaginaires accourent de loin. Ils n’ont pas besoin de fouler la terre de France. Souvent un visa est exigé et n’est pas accordé. Mais cela est une autre histoire. Ils s’approprient cette langue et l’enrichissent comme s’ils gardaient une enfant mal aimée et qu’il fallait sauver des mauvais traitements qu’elle pourrait subir. Je me souviens d’un vieil vietnamien à qui le consulat d’Hannoï venait de refuser un visa pour aller à Paris assister à la soutenance de sa fille sur Flaubert, réciter sans hésitation « Les Fleurs du Mal », seul recours qu’il avait trouvé pour regretter le mauvais traitement dont il venait d’être victime.

 

4—Rhétorique

 

On a dit que la rhétorique est ce qui dénature la langue française. On dit même qu’elle est incapable d’humour. Qu’importe, les Maghrébins et les Québéquois s’en chargent. Ils savent porter à l’excès les incohérences de cette langue très attachée au bon sens. Le Marocain Mohamed Khaïr-Eddine a écrit des poèmes violents truffés d’expressions qui sortaient rarement du dictionnaire. Il disait que le français était allergique au débordement et à la folie heureuse, la preuve, les derniers textes d’Antonin Artaud.

« Comment être fou –ou poète—en une telle langue ? » se demande Cioran. Et pourtant le français se maintient aujourd’hui au niveau de ce que les Américains appellent « Les Belles Lettres » grâce à ses poètes. Qu’aurait été la poésie française si elle n’avait été écrite par et sous le feu de la résistance ? C’est en ces moments tragiques que se révèle dans une belle vérité le génie d’une langue. Au fait, Apollinaire, Tristan Tzara, Georges Henein, Georges Schéhadé… n’étaient pas français ! Que serait aujourd’hui la poésie du XXè siècle sans eux et bien d’autres ?

Alors devrions-nous solliciter de l’histoire l’émergence de quelques drames pour que le génie du français triomphe de nouveau ? Car cette langue est lasse, elle est guettée par quelque chose de désuet : une fierté rangée, calme et sans ambition, une absence de doute, une lourdeur qui la brutalise. La paresse fait qu’on ne termine pas certains mots. Un jour, peut-être qu’on n’aura plus besoin de faire des phrases, d’écrire des pages et des pages, plus besoin de livres, plus besoin de langue. A quoi bon se fatiguer puisqu’on n’aura plus rien à dire ?

Mais la langue française, les langues françaises ont des ressources insoupçonnées ! C’est notre chance à tous.

 

Tahar Ben Jelloun

Octobre 2012

 

 

 

 

 

 

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18/11/2012
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