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Finonçons les études littéraires ...

P RA TIQ UE S N° 1 45/146, J ui n 20 10

 

 

« Finançons les études littéraires »

Raymond Michel

Université Paul-Verlaine, Metz, C

EA 3474

ELTED

 

Il n’est pas aisé, aujourd’hui – mais cela a, peut-être, sinon sûrement, été tou-

jours le cas – de parler de littérature, et plus précisément d’études littéraires, tant

elles sont considérées, à notre époque, comme peu légitimes que ce soit au re-

gard des champsscientifiques ettechniques qu’au regarddes exigences de renta-

bilité d’une société libérale, vouée à la production et à la circulation de richesses

marchandes. Pour s’en convaincre, ilsuffit de se souvenir du véritable feuilleton

qu’ont produit les démêlés de Nicolas Sarkozy

ave

La Princesse de Clèves

et

( 1 )

avec « la littérature ancienne »

(sic)

. La première fois, c’est le 23 février 2006.

Le chef de l’UMP tient une réunion publique devant les militants de son parti ré-

unis à Lyon et prononce un discours qui a pour objet de défendre et illustrer sa

politique (Europe, Turquie, statutfiscal du PACS). Il repose soudain les feuillets

de son texte et s’adresse sans façons à ses fidèles:«Voilà que j’avais préparé un

discours, eh bien je vais le mettre de côté parce lorsque l’on est avec tant d’amis

[...] on se doit de parler avec le cœur et pas avec un texte. Je vais donc parler très

librement... » C’est ce qu’il fait ; et, avec l’art de l’improvisation qui le caracté-

rise, après une digression sur l’enseignement, sur le ton de la confidence, il ra-

conte :

Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours et des exa-

mens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le pro-

gramme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile,

choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur

La Prin-

cesse de Clèves

. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la gui-

chetière ce qu’elle pensait de

La Princesse de Clèves

... Imaginez un peu le spec-

(1) Voir : http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/16/le-president-veut-il-la-peau-de-la-

princesse/

1

 

 

tacle ! En tout cas, je l’ai lu il y a tellement longtemps qu’ilyadefortes chances

que j’aie raté l’examen.

On imagine, en tous les cas, comment la salle a dû s’esclaffer bruyamment à

l’écoute d’une telle anecdote, « bien démagogique»–ilfaudrait d’ailleurs véri-

fier la véracité des faits sur lesquels elle se fonde, mais peu importe ici. La

deuxième fois, c’est lors d’un entretien publié dans le quotidien gratuit

20 minu-

tes

du 16 avril 2007, qui porte sur le financement des études littéraires :

Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n'a pas

forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1000 étu-

diants pour deux places. Les universités auront davantage d'argent pour créer des

filières dans l'informatique, dans les sciences économiques. Le plaisir de la con-

naissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite

professionnelle des jeunes.

Que faut-il entendre par « littérature ancienne » ?

La Princesse de Clèves

(1678) en fait-elle partie ? Passons ; et portons notre attention sur une troisième

intervention du chantre de la modernité, à savoir sa déclaration sur « La moder-

nisation des politiques publiques et la réforme de l’État, à Paris, le 4 avril

2008

». L’orateur ne cache pas ses « goûts » artistiques : « J’ai vu que l’on s’é-

( 2 )

tait occupé du bâtimentsur la Seine. Ce truc vert que l’on a collé dessus, cela doit

être de l’architecture. Chacun ses goûts»;etilenfonce le clou :

Les premières victimes de l’organisation actuelle, ce sont les fonctionnaires. In-

nombrables sont ceux qui m’ont dit : A quoi ça sert qu’on se donne du mal, on a

l’impression que tout le monde s’en moque ! Et la qualité de vie d’un fonction-

naire, ça compte aussi. C’est tout ce que nous engageons [...] sur la mobilité, sur

la reconnaissance du mérite, sur la valorisation de l’expérience, sur la possibilité

pour quelqu’un d’assumer sa promotion professionnelle sans passer un concours

ou faire réciter par cœur

La Princesse de Clèves

! Ça compte aussi dans la qualité

de vie d’un fonctionnaire.

Ces propos, en soi, pourraient ne pas porter à conséquence et, à la rigueur,

faire sourire, dans la mesure où ils référeraient, peut-être, à des mauvais souve-

nirs scolaires vécus par leur auteur. Mais, ils sont, aussi, révélateurs du peu d’es-

time que, au plus haut niveau de l’État, on porte aux études littéraires. De plus,

ils sont congruents avec d’autres phénomènes qui vont dans le même sens : la dé-

valuation des études littéraires tant dans le secondaire (la série L, au lycée, sem-

ble réservée, à quelques exceptions près, aux élèves qui ne peuvent suivre un

cursus en S) que dans le supérieur (voir le peu d’engouement des étudiants pour

entreprendre des études de lettres et le choix par défaut d’une grande partie de

ceux qui les suivent)

. Une telle situation pourrait expliquer la légitime moro-

(3 )

sité qui gagnerait le didacticien en littérature, acculé à défendre son territoire et

son gagne-pain – morosité qui fait écho à l’ennui que connaissent certains élève

(2) Voir : http://discours.vie-publique.fr/texte/087001045.html.

(3) La nouvelle mouture des

de lettres modernes et delettre classiques, élaborée dans le

C APE S

cadredela mastérisation des métiers de l’enseignement, montreà quel point les finalités et

les objectifs des études littéraires sont floues – pourrester dans l’euphémisme – et pourrait

fonder, à juste titre, l’impression quel’on aurait qu’« elles neservent pas àgrand chose».

2

 

 

et certains étudiants pendant un cours de littérature. Mais, il peut, aussi, passer à

l’offensive, comme l’y invite le livre d’Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser.

(4 )

Pourquoi les études littéraires ?

. Ce livre a pour ambition « de comprendre

à

quoi peuvent servir les études littéraires

au sein des évolutions actuelles de nos

formes sociales » et nous invite à « envisager ce que même les barbares pour-

raient gagner à lire

La Princesse de Clèves

» ; il s’agit pour l’auteur :

[...] de montrer [...] en quoi les pratiques de lecture et d’interprétation, mises en

jeu par l’étude de la littérature (ancienne), méritent d’être replacées en plein cœur

– et non dans les marges oisives et négligeables – des dispositifs contemporains

de production des richesses. [Et de soutenir] que le financement des études litté-

raires mérite de constituer un investissement prioritaire pour quiconque veut

(5)

« maximiser la croissance » du PIB d’une « république moderne »

.

Il me semble que cet ouvrage mériterait une diffusion et une discussion élar-

gie au sein de toux ceux qui se préoccupent des études littéraires, tant il ouvre

des horizons nouveaux dans l’approche de la littérature. C’est ce que je voudrais

faire, ici, très succinctement, en prenant le risque de trahir et de simplifier quel-

que peu la richesse de la réflexion d’Yves Citton. Aussi ma présentation est-elle

à prendre plus comme une invitation à la lecture et au commentaire critique de

cet ouvrage – véritable bouffée d’air et d’intelligence dans la grisaille théorique

actuelle – que comme un résumé exhaustif et fidèle des thèses de l’auteur. J’évo-

querai, d’abord, le cadre général de la réflexion d’Yves Citton, puis ses enjeux

politiques, et enfin quelques pistes didactiques qu’impliquent ses prises de posi-

tion.

Un plaidoyer pour les lectures actualisantes

Pour une vision d’ensemble de l’ouvrage je renvoie à l’introduction d’Yves

( 6 )

Citton, dont le texte intégral est reproduit dans l’atelier de

Fabula

;jemecon-

tenterai, ici, de citer la quatrième de couverture qui montre bien les enjeux de ce

livre :

Pourquoi étudier aujourd’hui des textes littéraires rédigés il y a plusieurs siè-

cles ? Pour quoi faire ? On répondra à ces questions en proposant un plaidoyer

pour les lectures actualisantes, qui cherchent dans les textes d’hier de quoi réflé-

chir sur les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Ce plaidoyer proposera en fait

cinq livres reliés en un seul : une théorisation rigoureuse des méthodes, des en-

jeux et des limites du geste actualisateur ; un essai d’ontologie herméneutique,

qui fait de l’activité de lecture le modèle de constitution de notre réalité humaine

et sociale ; une tentative de cartographie des principaux changements sociétaux

en cours, destinée à situer le rôle nouveau que sont appelées à jouer les activités

d’interprétation ; une prise de position politique dénonçant les angles morts et les

(4) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?

, Paris, Éditions

Amsterdam, 2007. Sauf avis contraire, les italiques dans les citations de l’ouvrage que je

fais sont toujours de l’auteur.

(5)

Ibid.

,p.24.

(6) http://www.fabula.org/atelier.php?Lire_interpréter_actualiser.

3

 

 

perspectives étriquées du néo-conservatisme dominant ; un ouvrage de vulgarisa-

tion, visant à faciliter l’accès aux problématiques actuelles de la théorie litté-

raire, de la réflexion herméneutique et des multiples nœuds qui unissent biopoli-

tique, capitalisme cognitif et économie des affects. Cette

démonstration articulée en 14 chapitres et scandée par 58 thèses succinctes invite

son lecteur à conclure que, loin d’être condamnées à rester une discipline pous-

siéreuse, les études littéraires peuvent devenir le lieu d’une indiscipline exal-

tante, en plein centre des débats les plus brûlants de notre actualité.

Au-delà de sa force revigorante et optimiste, cet ouvrage présente de multi-

ples intérêtspour toute personne qui a souci de l’herméneutique littéraire etde sa

didactique. Pour aller à l’essentiel, dans le cadre de cette réflexion, j’aimerais en

dégager deux : 1/ Un élargissement salutaire des références théoriques qui fon-

dent les études littéraires ; 2/ La mise en perspective théorique et pratique d’une

notion centrale, la

lecture actualisante

.

« Fabriquer des intercesseurs »

Yves Citton entreprend, tout d’abord, une véritable déconstruction desvielles

lunes – bien connues, mais qui persistent sous des oripeaux plus ou moins sub-

tils, plus ou moins « modernes » et « scientistes » – qui entravent de fait tout tra-

vail herméneutique engageant et passionnant. Je cite, pour mémoire et sans sou-

ci d’exhaustivité et de hiérarchie : l’hégémonie toujours recommencée de l’his-

toire littéraire ; l’intangibilité du texte et son antériorité sur sa lecture ; le «sens »

caché d’une œuvre qu’il faudraitretrouver au-delà de la surface du texte ; la sujé-

tion et le recours en dernière instance à l’intention (consciente ou non) de l’au-

teur ; le littéralisme obligatoire couplé à l’étude « objective » des structures tex-

tuelles ; le choix hypostasié du générique contre la singularité de l’œuvre con-

çue, alors, comme pure échantillon de sa classe ; la forclusion du corps et de la

subjectivité du sujet lisant, etc.

Pour rompre avec ces présupposés qui ne peuvent conduire qu’à des apories

irréductibles, Yves Citton s’appuie sur trois courants de pensée, qu’il concilie

sans problème : d’une part, le pragmatisme américain (Stanley Fish, Richard

Rorty...) ; d’autre part, la galaxie du néospinozisme des multitudes(PaoloVirno,

Gilles Deleuze, Gilbert Simondon, Laurent Bove, Antonio Negri...) ; et, enfin,

l’ontologie d’Alain Badiou. Il faudrait citer, aussi, des auteurs comme Luis Prie-

to, Jacques Rancière, Jean-Marie Schaeffer, Thomas Pavel, Dominique Main-

gueneau, Iouri Lotman, Laurent Jenny, Marc Escola, Lubomir Dolezel, Jean

Baudrillard, Mikhaïl Bakhtine... Une telle liste, dont on pardonnera le caractère

très sommaire et l’effet de fouillis qu’elle produit, n’a que l’ambition d’exhiber

les référents théoriques d’Yves Citton et d’insister sur la pluralité des champs

qu’il convoque (philosophie, linguistique, sociologie, anthropologie...). Cet

éclectisme théorique est revendiqué, explicitement, par l’auteur, puisque selon

lui toute

condition

de pensée et toute

conviction

s’inscrivent dans une

con-dic-

(7 )

tion

:«jene

parle

qu’

avec

la voix d’un autre

». Et l’un des mérites de cet ou-

vrage, à coup sûr, est bien de constituer une première introduction – toujours très

claire, pertinente et engageante – à ces théoriciens, dont la lecture des œuvres ne

(7) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,p.311.

4

 

 

peuvent qu’être profitable à celui qui tente de penser, d’une façon rigoureuse et

créative, ce que recouvre l’expérience littéraire. Car comme aime à le répéter

Gilles Deleuze :

Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs.

Sans eux il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens – pour un philosophe, des ar-

tistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes – mais aussi

des choses, des plantes, des animaux même, comme dans Castaneda. Fictifs ou

réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C’est une série. Si

on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai be-

soin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans

moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. A plus forte

raison quand c’est visible [...]

.

(8)

Yves Citton nous aide à fabriquer nos intercesseurs, et il en est l’un d’eux.

La lecture actualisante

Yves Citton substitue aux approches « traditionnelles », fondées sur une con-

ception causaliste et substantielle de la signification d’un texte littéraire – tou-

jours déjà-là, figée en amont, mais cependant cachée et tue –, les puissances de

l’

interprétation active

produite par les jeux collectifs de l’interlocution litté-

raire. La lecture est pensée, ici, comme une activité pleine et entière. En effet, le

« lecteur projette ses préconceptions et ses préjugés sur l’œuvre », et ce :

[...] au moins dans trois registres : celui de

l’encyclopédie

à travers laquelle le

lecteur investit l’œuvre d’un contenu cognitif, celui de la

sensibilité affective

qui

le conditionnera à sélectionner tels mots plutôt que tels autres en faisant porter

sur eux son attention et sa rétention mémorielle, et celui de la

synthétisation con-

figuratrice

qui l’amène à projeter sur le texte une forme anticipée de complétude

(une

Gestalt

), soit une hypothèse de cohérence d’ensemble et de hiérarchisation

des niveaux interprétatifs, rendant compte de l’œuvre saisie comme un tout

.

(9)

Ces jeux de projection interprétative

– il s’agirait donc moins de lire des

( 10 )

textes littéraires que de

lire littérairement des textes

– ne trahissent pas le

(8) Gilles Deleuze, « Les Intercesseurs

»

,

L’Autre Journal

, n° 8, octobre 1985, entretien avec

Antoine Dulaureet Claire Parnet ; repris dans

Pourparlers

, Paris, Minuit, 1990. Voiraussi,

p. 7 : http://bibliolibertaire.org/Textes/Gilles Deleuze=Les intercesseurs.pdf.

(9) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,

pp. 299-300.

(10) Yves Citton exploite à ce propos la fable expérimentale racontée par Stanley Fish, dans

Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives

, trad. D’E. Dobenes-

que, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Le professeur Fish enseigne dans la même classe

deux cours consécutifs, l’un surla théorie littéraire, l’autre sur la poésie littéraire anglaise

e

du 17

s. À la fin du premier cours, il avait écrit, sur le tableau, en guise de bibliographie à

lire, une petite liste de noms delinguistes et de critiques ; après avoir encadré cette biblio-

graphie, il présente au deuxième groupe cette liste comme un poème religieux du type de

ceux qu’ils avaient déjà étudiés et leur demande de l’interpréter comme tel. La machine à

interpréter se met en route, et les étudiants font preuve d’imagination pour rendre cohérent

ce «poème ». Cequi amèneStanley Fish à conclureque « l’interprétation n’est pas un art de

lacompréhension, mais de la construction. Les interprètes nedécodent pas les poèmes :

ils

les font

» (Je souligne).

5

 

 

« sens » (authentique, originel, objectif) d’une œuvre, et la « littérarité » d’un

texte ne dépend pas de marqueurs (linguistiques, textuels, ou sémiotiques) indé-

pendants de tout choix, mais « d’une

projection

opérée par le lecteur [...] qui ac-

commode le matériau textuel conformément à une certaine “recette de cuisine”,

en sorte qu’il satisfasse le goût que nous avons développé pour la littéra-

(1 1)

ture

. ». Mais cette projection n’est en rien purement subjective et solipsiste ;

car Stanley Fish montre que tout lecteur appartient à une (ou des)

communau-

té(s) interprétative(s)

quistructurent et normalisent les compétences herméneu-

tiques de l’interprète. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’interprétation

« fausse » par rapport à un sens « objectif » du texte, maisdes interprétations plus

ou moins acceptables au sein de la communauté interprétative dans laquelle se

tient le lecteur. Aussi peut-on parler « de limites à l’interprétation », cependant

« elles ne sont [...] pas à situer dans ce qu’imposerait le texte lui-même, mais

dans les normes qui définissent le fonctionnement des communautés interpréta-

( 12 )

tives

Une telle conception de l’acte de lecture amène Yves Citton à redessiner les

contours de l’acte herméneutique. Traditionnellement, on considère que le lec-

teur (récepteur passif, qui se pose des questions) doit être à l’écoute du texte

(émetteur actif, qui asserte) qui lui fournirait les réponses aux questions qu’il se

pose – on parlera ainsi de la « sagesse » ou des « valeurs » de tel ou tel texte. En

fait, signale Yves Citton, il faut considérer la lecture comme

[...] une activité projective répartie en deux moments extrêmes d’un mécanisme

en trois temps : d’abord interroger le texte à partir de certaines questions considé-

rées comme pertinentes (on commence par interroger sous couvert d’écouter) ;

puis observer les déformations-réformations à travers lesquelles le texte nous

renvoie nos questions ; enfin proposer une systématisation de ce qui nous revient

du texte, en élaborant des assertions interprétatives (à travers lesquelles on finit

par « répondre sous couvert d’interroger »)

.

(13 )

Questions du lecteur, diffraction du questionnement par le texte et assertion

interprétative de la part de ce lecteur sont les base du dialogue – l’

interlocution

littéraire

– que le lecteur entretient avec le texte. C’est cette dialectique qui ex-

( 1 4)

plique « l’interrogation infinie dont se nourrit la vie littéraire

». Il faut préci-

ser, néanmoins, que :

L’interrogation littéraire consiste moins en un échange de questions et de répon-

ses contradictoires autour d’un thème ou d’une idée donnée qu’en la réorienta-

tion d’un vocabulaire sous l’éclairage d’un autre vocabulaire coexistant au sein

du plurilinguisme social, avec pour effet privilégié de court-circuiter les débats

antérieurs en instaurant un nouveau plan de référence, permettant ainsi de rééva-

luer l’importance (ou l’inintérêt) des positions en présence

.

(15 )

C’est sur de telles bases qu’Yves Citton est amené à définir une

lecture actua-

(11) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?

,

op. cit.

,p.63.

(12)

Ibid.,

p. 300.

(13)

Ibid.

,p.68.

(14)

Ibid.,

p. 300.

(15)

Ibid.

, p. 300.

6

 

 

lisante

. En fait, il faut bien voir que toute l’histoire de l’herméneutique a été par-

courue par une telle conception. On se souvient, par exemple, de la place que Ga-

( 16 )

damer accorde à cette problématique de l’

application

dans sa réflexion

.En

effet, la définition et la place d’une telle démarche paraît incontournable dans

l’interprétation,

hic et nunc,

des textes juridiques (comment « appliquer » la

loi ?) et des textes religieux (comment « appliquer » le message transmis par les

( 17 )

textes sacrés ?). Pour sa part, Paul Ricœur

se situe bien dans un tel horizon

lorsqu’il distingue ses trois «

Mimesis

», à savoir :

Mimesis I,

la « Préfiguration »

(le temps vécu, pré-narratif) ;

Mimesis II,

la « Configuration » (le temps du récit,

le temps de la

diegesis,

de la mise en intrigue) ;

Mimesis III :

la « Reconfigura-

tion » (temps de la reconstruction, qui s’opère, dans la lecture, par la confronta-

tion du « monde du texte » et du « monde du lecteur »). Yves Citton, quant à lui,

définit très précisément ce qu’il entend par une interprétation

actualisante

:

Une interprétation littéraire d’un texte ancien est

actualisante

dès lors que a) elle

s’attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, b) afin

d’en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situa-

tion historique de l’interprète, c) sans viser à correspondre à la réalité historique

de l’auteur, mais d) en exploitant, lorsque cela est possible, la différence entre les

deux époques (leur langue, leur outillage mental, leurs situations socio-politi-

ques) pour apporter un

éclairage dépaysant sur le présent

.

(18 )

On pourrait illustrer cette conception, en rappelant, rapidement, un des exem-

(1 9 )

ples que traite Yves Citton :

La Chevelure

de Maupassant. « Les dimensions

proprement littéraires de cette nouvelle », note Yves Citton, tiennent au fait

« que le texte confond [...] (au sens précis de “fusionne ensemble”) [...] sous le

même terme de

possession

[...] des réalités – qui n’ont rien à voir entre elles du

point de vue de nos pratiques quotidiennes – que sont a) la propriété légale,

(16) Hans-Georg Gadamer,

Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philo-

sophique

, trad. D’E. Sacre, Paris, Le Seuil, 1976/1996.

(17) Paul Ricœur,

Temps et récit. Tome I: L'intrigueet le récit historique

, Paris, LeSeuil, 1983 ;

Temps et récit. Tome II : La configuration dans le récit de fiction

, Paris, Le Seuil, 1984 ;

Temps et récit. TomeIII : Le temps raconté

, Paris, Le Seuil, 1985. On peut s’interroger sur

l’absencedetouteréférenceà Paul Ricœurdans la réflexion d’Yves Citton; demêmesurle

peu de place accordée à Jacques Derrida.

(18) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

, p. 305.

Je souligne.

(19) On peut, par souci de compréhension, proposer un rapide résumé, purement dénotatif, de

cettenouvelle. Dans un asile, unmédecin discute avec le narrateur du cas de

« folieérotique

et macabre »

d’un maladequi s’était pris d’une passion pour une chevelure trouvée dans un

vieux meuble. Le médecin fait lire au narrateur le journal intime du « fou », qui raconte

qu’il menait une existence paisible, entièrement tournée vers le passé car, reconnaît-il, il

était

« possédé par le désir des femmes d’autrefois »

. Tout bascule dans sa vie lorsqu’il

e

achète un meubleitalien du XVII

siècle, qu’il ne se lassepas de contempleret de manier. Il

réussit àouvrirun tiroir secret qui recèle une magnifique chevelure de femme qui, très rapi-

dement, va l’obséder :

« Je la buvais, jenoyais mes yeux dans son onde dorée »

. Véritable-

ment halluciné, il en vient àrecomposer lecorps de celle que ses rêves fous venaient d'évo-

quer du néant. Un beau jour, la femme porteuse de cette

« énormenattede cheveuxblonds »

lui rend visite, et il croit la tenir, la posséder :

« Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les

nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle Morte, l’Adorable, la Mystérieuse, l’Inconnue,

toutes les nuits »

. Mais, s'aventurant « avec elle » àl'extérieur, on leprend pourun fou et on

l’enferme dans l’asile. Devant ce cahier, le narrateur se sent

« le cœur battant de dégoût et

d'envie »

.

7

 

 

b) l’aliénation mentale, et c) le rapportsexuel ». La force du texte de Maupassant

( 20 )

tientdonc à la manière dontil use de « la puissance propre de la

connotation

»,

(2 1 )

car précise Yves Citton, à la suite de Luis J. Prieto

« l’approche connotative

consiste à aborder la communication non pas en fonction de l’information que

veut transmettre l’émetteur dans telle situation de parole singulière (le sens),

mais en fonction du signe utilisé pour transmettre ce sens, c'est-à-dire en fonc-

tion de tout ce qui peut être dit d’autre (“con-noté”) en utilisant ce signe (ce qui

constitue son signifié). » En effet, « la communication littéraire repose [...] essen-

tiellement sur

l’exploitation simultanée de ces virtualités connotatives

, qui appar-

tiennent le plus souvent au registre de la figuralité discursive de Laurent Jenny ».

Cet «

excès

de la signification (rendu possible par l’interaction mécanique des si-

( 22 )

gnes) sur le sens dénotatif

» permet donc de rapprocher et de contaminer des

réalités que la

doxa

dominante s’efforce de séparer : l’argent, le sexe, la folie. On

comprendra qu’il n’est pas utile, ici, d’insister sur le fait que le lecteur de 2010 de-

vrait se sentir concerné par ce texte de Maupassant, même s’il appartient à la « lit-

( 23 )

térature ancienne »

. À l’évidence :

de te fabula narratur

. On voitdonc que l’in-

térêt éthique d’une littérature actualisante se situe exactement dans le fait qu’elle

recèle des enjeux essentiels pour l’existence humaine et la vie collective, car elle

permet de croiser herméneutique littéraire et ontologie politique.

Enjeux politiques du travail herméneutique

L’ouvrage d’Yves Citton a le mérite de montrer, aussi, qu’il nous est possible

de concilier actualisation socio-politique et« belle-lettrisme », tout en nous don-

nant les moyens théoriques d’habiter au mieux cet entre-deux. En effet, il existe

une

politique de la littérature

, qui, comme le signale Jacques Rancière, ne con-

cerne ni « la politique des écrivains [...], leurs engagements personnels dans les

luttes politiques de leur temps », ni « la manière dont ils représentent dans leurs

livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diver-

ses ». Car,

[l’] expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la

politique en tant que littérature [...] dans ce découpage des espaces et des temps,

du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit. Elle intervient dans ce rapport

entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes du dire qui découpe un

ou des mondes communs

.

(24 )

(20) Yves Citton utilise le mot « connotation » dans le sens que lui donne Luis J. Prieto:«ex-

ploitation du fait qu’un même signe peut être utilisé pourse référer à des réalités très diffé-

rentes entreelles, et sollicitation de cette capacitélinguistiqueafin de proposer, à travers la

coïncidence suggérée par le signe, des rapprochements et des contaminations entre ces réa-

lités elles-mêmes. » (Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littérai-

res ?, op. cit.

, p. 338).

(21) Luis J. Prieto,

Études linguistiques et de sémiologie générale,

Genève, Droz, 1975.

(22) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,

pp. 122-123.

(23) L’actualité « footballistique » de ce mois d’avril 2010 est là pour en témoigner (

cf.

l’affaire

Ribéry et consorts ;

Rue89

publie un articletout àfait significatifà cesujet : « Pourquoi ces

footballeurs vont voir des prostituées ? »).

(24) Jacques Rancière,

Politique de la littérature

¸ Paris, Galilée, 2007, p. 11 et 12.

8

 

 

Les réflexions d’Yves Citton entrent en écho avec les préoccupations de l’au-

( 2 5)

teur du

Partage du sensible

. Aussi me paraît-il utile de signaler, rapidement,

sinon caricaturalement, quelques enjeux politiques, au sens rancièrien de ce

terme, pointés par Yves Citton, qui justifient qu’il faille financer les études litté-

raires « si nous voulons mieux comprendre les modèles d’individuation et de so-

cialisation qui régissent notre devenir, et si nous voulons permettre à nos forma-

tions sociales de produire des sujets capables de se donner des valeurs épanouis-

( 26 )

santes et réfléchies

Une autonomie critique

Une telle conception de l’activité herméneutique permet aux lecteurs de re-

trouver une certaine autonomie critique. Ceux-ci, dès lors, peuvent envisager de

prendre leurs distances et de rompre avec tous les « gardiensdu sens », attachés à

la monovalence et à l’objectivité scientiste. Cette autonomie a pour corollaire

l’indépendance énonciative, à savoir la capacité pour chacun de pouvoir poser

« la question du sens des textes » et de « s’emparer du pouvoir de poser les ques-

tions qui comptent, plutôt [que de] se contenter de répondre à celles qu’aura for-

( 27 )

mulées autrui (en fonction de ses pertinencespropres)

. » En effet, lire littérai-

rement un texte passe par la sensibilisation aux propriétés connotatives de tout

écrit, comme on l’a vu pour

La Chevelure

de Maupassant, et par une quête des

agrammaticalités du texte qu’on peut articuler au sein d’un « surcodage disrup-

( 28 )

tif ».

Antaxe

,

disruption

,

surcodage

,

diagrammatisation

telles sont les opéra-

tions qui permettent de faire de chaque texte littéraire le site privilégié de ce que

Jacques Rancière appelle une

reconfiguration du sensible

, c'est-à-dire :

[...] une autre puissance de signification et d’action du langage, un autre rapport

des mots aux choses qu’ils désignent et aux sujets qui les portent. C’est, en bref,

un autre sensorium, une autre manière de lier un pouvoir d’affection sensible et

un pouvoir de signification. Or, une autre communauté du sens et du sensible, un

autre rapport des mots aux êtres, c’est aussi un autre monde commun et un autre

(29 )

peuple

.

En effet, comme le rappelle Yves Citton, les études littéraires, « en travaillant

au reclassement des significations et à la re-partition du sensible » développent

une

indisciplinarité

irréductible, qu’on pourrait définir comme :

(25) Jacques Rancière,

Le Partage du sensible. Esthétique et politique

, Paris, La Fabrique,

2000.

(26) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

, p. 304.

(27)

Ibid

., p. 217.

(28) «

Antaxe

(ou

syntaxe négative

) : ensemble ses règles de disposition interne des parties ou

des aspects d’un objet artistique, qui constitue pour le lecteur (spectateur, auditeur) une

syntaxe ou grammaire alternative contrevenant aux règles habituelles du genre artistique à

travers lequel cet objet était originellement identifié (théorie de Victor Grauer)»;«

Dis-

ruption

: dérangement, trouble, désorganisation»;«

Surcodage

: opération par laquelle un

interprète surimpose un codeextérieur au message originel, pour en remotiver la significa-

tion»;«

Diagrammatisation

: esquisse de modélisation qui sert à imposer la restructura-

tion inédite d’uneimage en la débarrassant des clichés qui l’encombrent dans l’imaginaire

commun (notion développée par Gilles Deleuze). »

Ibid.

, pp. 336, 339, 351 et 339.

(29) Jacques Rancière,

Politique de la littérature

¸

op. cit.

,p.23.

9

 

 

[une] attitude de recherche et de réflexion cherchant non seulement à croiser ho-

rizontalement les approches développées par différentes disciplines (comme le

fait l’interdisciplinarité), mais aussi à intégrer verticalement les sensibilités et

les savoirs développés par chaque individu au sein des différentes sphères de son

existence (professionnelle, artistique, citoyenne, religieuse, sportive, etc.).

(30 )

Le travail littéraire – auquel, insiste Yves Citton, participent conjointement

l’auteur et l’interprète, ce qui explique qu’il faille parler d’

interlocution litté-

raire

– est donc propice à une reconfiguration disruptive de nos fins et de nos

priorités et à une prise de distance critique – du fait même de la confrontation

avec l’autre qu’est le texte – par rapport au

vocabulaire final

dont nous héri-

(3 1)

tons sans nous en rendre compte. Aussi l’interlocution littéraire constitue-t-elle

« un site d’expérimentation et de négociation unique pour mesurer et gérer la

pluralité linguistique et axiologique du monde quinousentoure etqui nous cons-

titue

( 32 )

Des processus de subjectivation inédits contre tous les fondamentalismes

Interpréter un texte c’est aussi vivre une alternance de subjectivations et de

désubjectivations au cours desquelles chaque lecteur se construit et tente de ren-

dre son monde habitable. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la

Maxime 136 de La Rochefoucauld qu’aime citer Yves Citton:«Ilyadesgens

qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler d’a-

mour. » Aussi Yves Citton propose-t-il de concevoir les fictions comme « des la-

boratoires de construction de mondes à venir » et des « usines de retraitement

permanent des valeurs

». Il rejoint sur ce point les pragmatistes américains

( 33 )

qui nomment

worldmaking¸

cette aptitude à produire des mondes. Et sa concep-

tion n’est pas sans rappeler les remarques de Paul Ricœur qui voit dans cette

« narrativité inchoative » une qualité consubstantielle de « l’homme capable »,

dans la mesure où chaque texte offre à notre subjectivité lectrice « un monde que

[nous pourrions] habiter et dans lequel [nous pourrions] projeter [nos] pouvoirs

les plus propres

». Il est donc légitime de se poser la question des usages de la

( 3 4)

fiction, située toujours aux confins de l’imaginaire et du possible. En effet, on

peut penser, avec Yves Citton, que, si la fiction a une possible fonction émanci-

patrice, c’est parce qu’elle

[...] offre au lecteur l’occasion d’une délocalisation qui relève du mode utopique

en ce que a) elle constitue une exercice mental sur les possibles latéraux

àla

(35 )

(30) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

, pp. 302

et 343.

(31) «

Vocabulairefinal

: termeforgé par Richard Rorty pour désigner, ausein d’un vocabulaire,

le sous-ensemble de mots qu’un locuteur ne parvient pas à définir de façon satisfaisante à

l’aide d’autres mots ; le vocabulaire final comprend donc les “valeurs”ultimes sur lesquel-

les reposent la philosophie ou l’idéologie de ce locuteur. »

Ibid.

, p. 352.

(32)

Ibid.

, p. 302.

(33)

Ibid.

, p. 303.

(34) Paul Ricœur,

Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique

, Paris, Le Seuil 1983,

pp. 151-152.

(35) «

Latéralisation

: capacité de l’esprit humain à recombiner les informations reçues par les

sens de façon à imaginer des “possibles latéraux” non réalisés, mais que les pratiques hu-

10

 

 

réalité, et en ce que b) elle permet au lecteur d’expérimenter des réagencements

affectifs capables de frayer de nouveaux possibles, en une époque où l’économie

des affects devient le terrain de lutte central de nos développements sociétaux

.

(3 6)

En effet, la fiction permet ainsi de « tracer progressivement des chemins diri-

geant le monde actuel vers certains de ses devenirs possibles ». Car elle « nous

habitue à conjuguer une

willing suspension of disbelief

, propre à nous rendre

( 3 7)

disponibles pour l’invention active d’un autre monde possible, avec une

witty

suspicion of all beliefs

, qui nous encapacite à lutter contre toutes les formes

(3 8 )

de fondamentalisme – le jeu d’ensemble complexe de cette conjugaison problé-

matique nous aidant à gérer plus prudemment nos croyances

( 39 )

Il n’est donc pas étonnant que Gilles Deleuze soit amené à affirmer que l’écri-

vain n’est pas « malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du

monde ». Car :

La santé comme littérature, comme écriture consiste à inventer un peuple qui

manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. [...] d’un

peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements. [...] Précisément,

ce n’est pas un peuple appelé à dominer le monde. C’est un peuple mineur, éter-

nellement mineur, pris dans un devenir-révolutionnaire. [...] peuple bâtard, infé-

rieur, dominé, toujours en devenir, toujours inachevé. [...] Kafka pour l’Europe

centrale, Melville pour l’Amérique présentent la littérature comme l’énonciation

collective d’un peuple mineur, ou de tous les peuples mineurs, qui ne trouvent

leur expression que par et dans l’écrivain. Bien qu’elle renvoie toujours à des

agents singuliers, la littérature est agencement collectif d’énonciation

.

(40 )

Et en ce sens, si la littérature est délire, ce délire « est la mesure de la santé

quand il invoque cette race bâtarde opprimée qui ne cesse de s’agiter sous les do-

minations, de résister à tout ce qui écrase et emprisonne, et de se dessiner en

(4 1 )

creux dans la littérature comme processus

. » La littérature, ainsi conçue, est

« création de santé », « invention d’un peuple, c'est-à-dire une possibilité de

( 42 )

vie

».

Certes, Yves Citton est conscient, aussi, des limites d’une telle vision des étu-

maines peuvent faire advenir (philosophie de Raymond Ruyer). » Yves Citton,

Lire, inter-

préter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.,

p. 344.

(36)

Ibid.,

p. 303.

(37) Expression « traduisible littéralement comme une “suspension volontaire de méfiance” »,

proposée par Coleridge et qui désigne « l’attitude du lecteur-spectateur qui accepte mo-

mentanément de croire aux personnages et aux intrigues d’une fiction commes’il s’agissait

depersonnes existantes (ce qui le conduit àéprouver des affects depeur ou d’espoirenvers

eux, et à neutraliser sa méfiance envers des invraisemblances qu’il ne tolérerait pas face à

des faits présentés comme réels. »

Ibid

, p. 353.

(38) Expression « traduisible comme une “suspicion opérée par le jeu des mots envers toute

croyance”, qui désigne les habitudes descepticisme quecultive en nous lapratique des fic-

tions, en nous rendant sensibles aux vertus subversives des jeux de mots (le

Wit

anglais, le

Witz

allemand, le “bel esprit” de l’âge classique) et en nous conduisant à suspecter toute

histoire prétendument véridique de relever en réalité de la fable. »

Ibid.

, p. 353.

(39)

Ibid.

, p. 303.

(40) Gilles Deleuze,

Critique et clinique

, Paris, Minuit, 1993, pp. 14-15.

(41)

Ibid

., p. 15.

(42)

Ibid

.

11

 

 

des littéraires. Car ces dernières sont profondément ambivalentes quant à leurs

enjeux politiques. En effet, par exemple, elles oscillent continuellement entre

puissance d’autonomie et impuissance grégaire, entre écart radical et renforce-

ment, à l’insu de chaque lecteur, du « partage du sensible » dominant. Pour s’en

convaincre, ilsuffitde considérer le rôle ambigu que peuvent jouer les « commu-

nautés interprétatives ». En effet, cette forme

institutionnelle

qui règle et norma-

lise le travail herméneutique peut recouvrir aussi bien des groupes disciplinaires

bureaucratiques et judicateurs, défendant becs et ongles leur légitimité et leur

territoire et fonctionnant à l’intimidation et à l’exclusion, que des enclaves de

(4 3 )

résistance

. Aussi, puisque, très souvent, l’interprétation littéraire a

d’abord

lieu dans une communauté interprétative fortement institutionnalisée, à savoir

la salle de classe, me paraît-il essentiel de voir quelles sont les implications di-

dactiques que l’on peut tirer des analyses d’Yves Citton pour « produire des su-

( 44 )

jets capables de se donner des valeurs épanouissantes et réfléchies

« Scolarisation »

Bien évidemment, et Yves Citton le revendique volontiers, ses analyses sur

l’herméneutique littéraire entrent en écho avec celles de nombreux auteurs,

qu’ils soient philosophes, écrivains, historiens ou sociologues. Il enestde même

avec les conséquences didactiques qu’il tire de ses thèses, dans un chapitre inti-

tulé « X Scolarisation

». Il rend, d’ailleurs, volontiers, hommage aux cher-

( 45 )

cheurs et aux praticiens qui ont œuvré dans ce domaine, dans la mesure où il re-

trouve dans leurs ouvrages des préoccupations très proches des siennes

.

( 4 6)

C’est pourquoi, en ce domaine, il ne faut pas penser le rapport entre la théorie et

la didactique en termes d’application mécanique, mais bien en termes de dialo-

gue constructif, qui permet à chacun de se constituer (en s’interrogeant et en in-

terrogeant son « dehors ») dans la différence de l’autre.

Il ne s’agit pas pour moi, ici, d’exposer, dans le détail les propositions d’Yves

Citton, mais de relever etde cartographier – afin de lessoumettre à la réflexion et

(43) D’un point de vue théorique, pour tenter de dépasser ces apories, Yves Citton a recours,

dans un des derniers chapitres deson livre (« XIV Fidélisation »), àl’ontologied’Alain Ba-

diou (en particulier :

L’Être et l’événement

, Paris, Le Seuil, 1988 ;

L’Éthique. Essais sur la

conscience du mal

¸ Paris, Hatier, 1993 ;

Logiques des mondes. L’être et l’événement 2

,Pa-

ris, Le Seuil, 2006), en privilégiant des concepts comme « événement », « fidélité », « in-

corporation », « site ».

(44) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.,

p.231.

(45) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,

pp. 209-213. Pour chaque section de ce développement, dans la mesure où je suis de près

l’analyse d’Yves Citton, les références des citations sont données, globalement, à la fin de

chaque argument.

(46) Yves Citton cite entre autres : Patrick Demougin et Jean-François Massol (dir.),

Lecture

privée et lecture scolaire : la question de la littérature à l’école

, Grenoble, CRDP, 1999 ;

Annie Rouxel et Gérard Langlade,

Le Sujet Lecteur. Lecture subjective et enseignement de

la littérature

, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Jean-Louis Dufays, Louis

Gemmenneet Dominique Ledur,

Pour unelecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour

e

la classe

, Bruxelles, de Boeck, 2

édition, 2005 ; Anick Brillant-Annequin et Jean-François

Massol,

Le Pari de la littérature : quelles littératures de l’école au lycée ?

, Grenoble,

CRDP, 2005.

12

 

 

à la discussion des didacticiens – les huit registres d’argumentaires qu’il sélec-

tionne. Ceux-ci tentent de répondre à de questions qui taraudent tout didacticien

de la littérature : « Pourquoi inscrire l’affabulation littéraire dans le cadre d’

une

école

?»;«Quels avantages peut-il y avoir à

scolariser

une expérience qui pa-

raît devoir relever d’une interaction singulière entre un texte et un lecteur?»;

« Ne suffit-il pas que l’école “joue un rôle premier” et qu’elle en revienne aux

fondamentaux (déchiffrage des lettres et phrases (savoir lire) et des chiffres en

( 47 )

équations (savoir compter))

M

OTIVATION

Il est inutile d’insister sur un fait bien connu et bien établi:«lalecture de tex-

tes littéraires (ou la lecture littéraire de textes) n’est pas une pratique spontanée

de l’être humain ». Se pose donc la question des besoins de « motivations exté-

rieures pour devenir lecteurs ». On peut estimer que le « système de contraintes

disciplinaires mis en place au sein des institutions scolaires peut donc servir à

amorcer la pompe

, avec l’espoir que cela produira des effets de suggestions qui

amèneront rapidement le scolarisé à éprouver un plaisir direct (originellement

induit, mais ressenti de façon désormais autonome) à ouvrir un roman et à lire un

poème. » La première tâche de l’enseignement littéraire serait donc

«depro-

duire de la demande de littérature »

. Mais, il faut ajouter, tout aussitôt, que « cet

effet de motivation ne peut jouer que pour autant qu’on présente et qu’on fasse

de la lecture littéraire

une expérience de plaisir et d’épanouissement

». Certes

cette expérience exige du travail etelle peutpasser par la transmission de savoirs

( 48 )

divers, mais elle « doit

d’abord

et toujours capter le

désir

des étudiants

».

V

ACCINATION

« Outre la tâche de motiver à lire, les études littéraires peuvent se fixer un au-

tre objectif à la fois minimal et ambitieux, celui de

vacciner les scolarisés contre

les dangersde la superstition

. » Cet objectif est

ambitieux

dans la mesure où cha-

que individu est jeté, malgré lui et souvent à son corps défendant, dans des récits

(4 9 )

qui le précèdent et le dépassent

. « Chacun est dès lors toujours superstitieux

en ceci ou cela, quel que soit le nombre de cours de littérature qu’il aura pu sui-

vre. » Il n’en reste pas moins que tout enseignement de la littérature doit se fixer

comme objectif

minimal

– « minimal parce que relevant d’une logique négative

(insuffisante en soi) de

déconstruction

des croyances»–dedonner à chacun les

moyens de déjouer toutes les « formes de superstitions fondamentalistes » qui

menacent nos sociétés. L’objectif essentiel de toute séquence de lecture devrait

être celui-ci : « apprendre qu’il ne saurait y avoir de discours de vérité, mais seu-

lement des interprétations qui se présentent comme des discours de vérité », en

sapant « (sinon immédiatement, du moins dans le long terme) la base d’adhésion

naïve sur laquelle se construisent les intégrismes de tous ordres ». Comme on l’a

montré, ci-dessus, « l’enseignement littéraire constitue un lieu privilégié de ce

(47) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

, p. 209.

(48)

Ibid

., p. 210.

(49) Pour une approche plus politique de la force de l’affabulation, voir : Yves Citton,

Mytho-

cratie. Storytelling et imaginaire de gauche

¸ Éd. Amsterdam, 2010.

13

 

 

travail de vaccination contre les superstitions, dans la mesure même où il nous

apprend à gérer plus prudemment nos croyances en nous faisant suspecter tout

( 50 )

discours de relever de la “fable”

É

LABORATION

Il faut noter, néanmoins, qu’aucun des deux objectifs précédents « ne nous

donne d’indication sur le type de plus-value qu’on gagne à

étudier

un texte plu-

tôt qu’à le lire. » Pour répondre à une telle interrogation légitime, il est néces-

saire de rappeler qu’étudier une fiction littéraire, dans une classe, c’est partici-

per à l’élaboration du sens, lequel « contribue activement [...] au frayage de nos

devenirs individuels et collectifs ». Une rapide méditation sur « les échos dont

résonne ce terme d’

élaboration

» permet à Yves Citton de justifier cette asser-

tion. En effet, du latin,

labor

, il faut « garder l’idée d’un

travail

, qui prend du

temps, qui demande une certaine discipline et profite d’une certaine virtuosité

patiemment (quoique joyeusement) cultivée à force d’exercices multiples et di-

vers. » En revanche, de l’anglais

labor

, on peutretenir que ce travail, orienté cer-

tes vers les peines, l’est « surtout vers l’exaltation d’un

accouchement

: complé-

ter ce que le texte ne fait qu’esquisser, c’est contribuer à faire naître une des for-

mes de vie dont il est porteur. » Il s’ensuit que l’on peut considérer et faire en

sorte que dans la classe l’étude littéraire soit « une

é

-laboration du sens, en ce

que ce sens n’est jamais donné par le texte lui-même, mais toujours

tiré de

lui

(

ex-

), parfois aux forceps, par une activité interprétative. »

Il est, donc, opportun de ne pas confondre

« lecture »

et

« interprétation »

, car,

si entre ces deux activités il existe, à l’évidence, une différence de degré, celle-ci

se transforme rapidement en différence de nature. En effet, « la plupart des

“grands” textes littéraires ne déploient leur puissance propre qu’à une étude at-

tentive, méticuleuse, patiente et systématique ». Toute l’expérience du travail

herméneutique montre que l’étude littéraire exige le plus souvent « une certaine

lenteur, des va-et-vient constants entre les différentes parties du texte, une prise

de notes, une systématisation de ces notes, des retours ultérieurs au texte pour

préciser compléter la cohérence de l’interprétation, ainsi que tout un travail

d’ajustement entre les mots employés par le texte et les mots employés par l’her-

méneute pour rendre compte de son interprétation. » C’est à cette condition que

le travail d’interprétation, en affinant et en prolongeant les intuitions appréhen-

dées par une première lecture rapide, conformément à la dynamique de tout cer-

cle herméneutique, aura la possibilité de faire « émerger des suggestions capa-

bles d’opérer des déplacements inédits dans la conscience du lecteur, d’ouvrir

des latéralisations insoupçonnées, de pousser à des reconcaténations

a priori

choquantes entre des affections incompatibles, de nous donner une perspective

rafraîchie sur les ambivalences de telle valeur, à laquelle on croyait pouvoir

( 51 )

souscrire aveuglément

(50) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,p.211.

(51)

Ibid.

, pp. 211-213.

14

 

 

I

NNOVATION

« Le premier fruit de cette élaboration de sens permise par le temps, l’effort et la

virtuosité particulières consacrés à l’interprétation littéraire peut consister en la

production de “choses” nouvelles. » En effet, selon Yves Citton, un des mérites

principaux des études littéraires consisterait à développer chez ceux qui s’y adon-

nent une capacité d’innovation incomparable

. Car s’il est admis que les fic-

( 5 2)

tions, nécessairement incomplètes par rapport au monde qu’elle représente, « ne

nous donnent que des

ébauches

de mondes possibles », lesétudeslittéraires, quant

à elles, peuvent être conçues comme « contribuant à faire avancer ces ébauches le

long de la chaîne de production du possible en réalité actuelle. » Il convient, à ce

propos, rappelle Yves Citton, de se référer aux travaux de Gabriel Tarde pour dé-

mystifier ce que l’on entend par « innovation ». En effet, « celle-ci ne consiste pas

à sortir de son chapeau un être absolument inédit, créé de toutes pièces par notre

originalité, mais à recombiner (un peu) différemment des mots et desidées quicir-

culent déjà indépendamment autour de nous. » Pour le sociologue, l’invention est

avant tout « une rencontre de rayonnements imitatifs

». Donc, eu égard à la con-

( 53 )

ception de l’interprétation littéraire qui est développée dans l’ouvrage d’Yves Cit-

ton, on comprend que tout travail herméneutique constitue la meilleure école pos-

sible pour apprendre à être innovant. En effet, étudier littérairement un texte, cela

ne consiste « ni à

retrouver

quelque déjà fait », « ni à

inventer

quelque chose d’ab-

solument inédit (comme pourrait prétendre le faire une rêverie poétique) ». Mais,

bien au contraire, l’interprète ne fait que redire quelque chose que le texte à déjà

asserté, et son travail consiste essentiellement « à faire se rencontrer des rayonne-

ments imitatifs de provenances diverses (un texte littéraire croisé avec une ques-

tion politique, philosophique, éthique ou esthétique), en espérant que cette inter-

fécondation porte des fruits capables de renouveler notre façon de considérer des

objets qui, indépendamment l’un de l’autre, peuvent parfaitement être des lieux

communs. » Tel est l’enjeu premier, je le rappelle, de la lecture actualisante, qui

recherche à faciliter une telle interfécondation. Et elle le fait « en visant une dou-

ble adéquation, face, d’une part aux mots du texte et face, d’autres part, aux inté-

rêts, aux incertitudes et aux besoins de notre situation actuelle

( 54 )

I

NDIVIDUATION

Ce type d’élaboration n’est pas sans rappeler les processus collectif de

« frayage des possibles

». En effet, la première lecture de la fiction et les phé-

( 5 5)

nomènes d’immersion qui luisontafférents (figuration iconique, émotion, juge-

(52) Le petit ouvrage de Marc Escola (

Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine

,Pa-

ris

,

PUVSaint-Denis, 2003) est à cesujet exemplaireparles pistes d’innovationet d’inven-

tion qu’il propose.

(53) Gabriel Tarde,

La Logique sociale

[1893], Paris, Les Empêcheurs de penseren rond, 1999,

chapitre IV « Les lois de l’invention », pp. 247-330.

(54) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit.

,

pp. 213-214.

(55) « Frayage : phénomèneau fil duquel, lorsqu’un chemin aété initialement tracé par un indi-

vidu, les individus suivants se trouveront spontanément amenés à suivrecemême chemin, à

approfondir son tracé par leur passage et donc à augmenter encore son attractivité pour

ceux qui viendront plus tard. »

Ibid.

, p. 341.

15

 

 

ments...) « ne font qu’ébaucher des mondes (extensionnellement incomplets)

dont il appartient à l’élaboration herméneutique de compléter et de préciser les

lignes (en sollicitant les ressources de sa relative saturation intensionnelle). »

L’interprète est donc mis face à des questions qui sont essentielles dans la fabri-

cation de mondes qu’il juge habitables par lui. Et ce faisant, simultanément, s’é-

laborent son interprétation du roman et sa propre individuation, conçue comme

ce processus sans fin par lequel un sujet constitue et intensifie son individualité

( 56 )

et sa singularité

. Dans une société comme la nôtre où règnent inextricable-

( 57 )

( 58 )

ment mêlées

misère symbolique

et culture

mainstream

– cette « culture qui

plaît à tout le monde » et qui rapporte de colossaux profits aux concepteurs-dif-

fuseurs de cet

entertainment

mondialisé –, il est donc légitime de penser que les

« études littéraires ouvrent un espace privilégié dans lequel les individus peu-

vent se constituer le type de repères nécessaires à l’affirmation, à la construc-

( 59 )

tion, à l’exploration de leur singularité

C

OLLECTIVISATION

On comprend, dès lors, que dès « qu’elles sont discutées collectivement, par

exemple dans une salle de classe », les questions que l’on pose à un texte litté-

raire « deviennent l’occasion de processus d’individuations collectives aussi

bien que personnelles. » Le travail herméneutique, en effet, ne se fait pas tout

seul, en solitaire, dans son coin. Bien aucontraire, il se situe dans

« un espace ab-

solument unique et infiniment précieux de gestion collective des croyances et

des affects. »

Nous l’avons vu, c’est aux lecteurs de formuler les questions qu’ils

peuvent poser au texte, et c’est là une « occasion unique d’intégrer les différen-

ces entre individus

dès la formulation des questions

que l’on tentera de résoudre

ensemble ». Et cette situation est loin d’être neutre d’un point de vue politique,

car on fait tous les jours l’expérience que la véritable démocratie consiste à

« s’emparer du pouvoir de poser les questions qui comptent », au lieu de se con-

tenter de répondre à celles qu’un autre aura formulées en fonction de ses intérêts

propres. Et « lorsqu’un ensemble d’individus différents, en provenance de mi-

lieux ou de cultures diverses, entreprennent d’interpréter un même texte, il s’ou-

vre un espace de parole et de débat unique en ceci que chacun peut être impliqué

dans la façon dont on formulera les questions qui apparaissent comme “impor-

( 6 0)

tantes” à son contact

». On voit donc qu’interpréter ensemble, dans une

(56) Vo ir en particulier : Michèle Petit,

Éloge de la lecture. La construction desoi

¸ Paris, Belin,

2002.

(57)

Cf.

http://1libertaire.free.fr/BStiegler01.html. Bernard Stiegler (« De la misère symboli-

que »,

Le Monde

du 10.10.03)note:«Orjecrois que, de nos jours, l'ambition esthétique à

cet égard s'est largement effondrée. Parce qu'unelargepart delapopulation est aujourd'hui

privée de toute expérience esthétique, entièrement soumise qu'elle est au conditionnement

esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique pour l'immense ma-

jorité de lapopulation mondiale– tandis que l'autre partie de la population, celle qui expé-

rimente encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré dans ce conditionne-

ment. »

(58)

Cf.

Frédéric Martel, Mainstream.

Enquêtesur cette culture qui plaît à tout le monde

¸ Paris,

Flammarion, 2010.

(59) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?

,

op. cit.

,

pp. 215-216.

(60)

Ibid.

, pp. 217-218.

16

 

 

classe, des textes littéraires pourrait devenir l’un des moyens les plus fiables et

les plus pérennes pour constituer des

communautés interprétatives

aussi peu

normatives que possibles, car fondées sur l’engagement participatif, la rationa-

lité communicative de tous les participants et la reconnaissance et la valorisa-

tion des différences.

D

IALOGISATION

La micro-culture scolaire qu’implique le type d’études littéraires préconisées

dans l’ouvrage d’Yves Citton n’est pas compatible avec un modèle pédagogique

purement transmissif et frontal, tel qu’il peut s’exemplifier dans le cours magis-

tral et/ou dans la pratique qui consiste pour le professeur à écrire un résumé ex-

haustif de son cours au tableau sous forme de notes que doivent recopier intégra-

lement les élèves, pour les restituer au prochain contrôle. Il ne s’agit pas, bien

évidemment, de nier l’importance que peut avoir un cours magistral, moyen pré-

cieux et irremplaçable pour informer, structurer, cadrer et articuler une pensée

dans sa cohérence interne. Mais, estime Yves Citton, sa place est « ailleurs »,

c'est-à-dire à l’écrit, dans les livres, les articles auxquels le professeur peut ren-

voyer ses élèves. En revanche, la constitution de collectivités interprétatives

scolaires ne peut s’envisager que sous forme de groupes de discussion. Il s’agit

de faire « des enseignements littéraires des lieux de

conversation

plutôt que des

exercices d’éloquence magistrale ». S’ilyaàchercher un « modèle du type de

sociabilité vers lequel devrait se tourner l’enseignementlittéraire », il se trouve-

rait, à coup sûr, du côté des « cercles de lecture » ou des « clubs de lecture » infor-

( 61 )

mels

. Avec cette différence toutefois que la « discussion », dans l’espace de la

classe, serait encadrée, « structurée, informée, orientée, disciplinée, manipulée,

machinée en sous-main par la pensée d’un enseignant, qui ne ferait générale-

ment que se servir des espaces de dialogue pour mener les étudiants à aboutir par

eux-mêmes aux conclusions où il entendait dès le début les conduire (par une

forme de “suggestion” qui fait de leur participation active un vecteur de sa “con-

(6 2)

duction”)

. » Le gain de cette procédure conversationnelle, qui présuppose

( 63 )

l’égalité des intelligences

, estdouble :d’une part,

« un gain d’approfondisse-

ment argumentatif »

pour tous les élèves etleur professeur soumis aux risques de

la conversation et à ses rebondissements, qui sont de ce fait mis alors dans l’obli-

gation d’enrichir leurs argumentaires ; etd’autre part

« un gain de virtuosité »

.

(61) Pour uneapproche pédagogique, voir: Martine Burgos, Christophe Evans et Esteban Buch,

Sociabilités du livre et communautés de lecteurs

, Centre Georges Pompidou, 1996, 78-

109 ; Serge Terwagne, Sabine Vanhulle et Annette Lafontaine,

Les Cercles de lecture. In-

teragir pour développer ensemble des compétences de lecteurs

, Bruxelles, De Boeck,

2001 ; Marlène Lebrun, « L’émergence et le choc des subjectivités de lecteurs de la mater-

nelle au lycée grâce à l’espace interprétatif ouvert par les comités de lecture », in Annie

Rouxel et Gérard Langlade,

LeSujet lecteur

, p. 329-341. Pour une approcheplus sociologi-

que voir : Jérôme Vidal,

Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et

la publicité de la pensée critique

, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.

(62) Yves Citton,

Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?

,

op. cit.

, p. 220.

(63) Il faudrait relireà ce sujet et tirer profit du beau livrede Jacques Rancière,

Joseph Jacotot

,

Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle

, Paris, Fayard, 1987.

17

 

 

I

MPROVISATION

Le

gain de virtuosité

représente le « deuxième avantage principal de la maïeu-

tique interactive par rapport à l’enseignement par endoctrinement magistral ».

En effet, toute conversation, comme on le sait, doit assumer et gérer des risques

et des dérives nombreux : des hors-sujets, des répétitions, des rebondissements,

etc. Aussi le professeur comme l’élève doivent-ils acquérir une certaine « capa-

cité d’

improvisation

», couplée à celle de penser à haute voix en interaction avec

et pour les autres. Le modèle d’une telle activité, quin’a rien à voir avec la profé-

ration du n’importe quoi, est à rechercher du côté des musiciens de free jazz

,

( 6 4)

car « comme l’instrumentiste, le critique littéraire “travaille” à

actualiser

quel-

que chose qui a été écrit par un autre, à le faire être dans et pour le public pré-

sent». Et dans les deux cas – celuidu musicien qui improvise et celui de l’hermé-

neute qui interprète –, ce qui est produit trouve sa fin en lui-même, c'est-à-dire ne

trouve pas à s’objectiver dans des traces pérennes, contrairement à l’écrit. Créer

ensemble et

« se singulariser par le fait même de produire ensemble une inter-

prétation collective

»

au sein d’une énonciation collective, tels sont les en-

( 65 )

jeux de ce talent d’improvisation et ce – je le répète, parce que c’est essentiel –

tant pour les élèves que pour leurs enseignants.

« Finançons les études littéraires »

Si l’on suit les analyses d’Yves Citton, on ne peut qu’être convaincu que les

études littéraires sont loin d’être « inutiles » et que, bien au contraire, elles méri-

teraient que les pouvoirs publics aient le souci de les promouvoir et de les finan-

cer. Et comme l’auteur de

Lire, interpréter, actualiser

le dit avec force, il faut le

faire :

– « si nous voulons vivre dans des collectivités de lecteurs cultivés » ;

– « si nous voulons réduire l’emprise des fondamentalismes au sein de nos

collectivités » ;

– « si nous voulons promouvoir notre capacité à élaborer du sens selon les

procédures complexes que requiert la complexité de nos formes de vies ac-

tuelles, et dont l’interprétation littéraire constitue le meilleur terrain

d’exercice » ;

– « si nous voulons promouvoir simultanément une source d’innovations

spécifiques (produites par l’élaboration des chimères) et, ce qui n’est pas

moins précieux, une gymnastique mentale qui entraîne l’esprit à la pratique

de l’innovation » ;

– « si nous voulons favoriser et enrichir les processus d’individuation sym-

bolique qui permettent à chacun de constituer, de renforcer et de raffiner sa

singularité » ;

(64) Pour une analyse politique de cette nouvelle forme de travail « postfordiste », voir Paolo

Virno,

Grammaire de la multitude. Pour une analysedes formes de viecontemporaines

,Pa-

ris, Éditions de l’Éclat, 2002.

(65) Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?,

op. cit.

, pp. 223-

226.

18

 

 

– « si nous voulons cultiver des processus de participation démocratique ca-

pables de donner lieu à une acculturation commune s’enrichissant de façon

conviviale des singularités qu’elle cultive » ;

– « si nous voulons mener, à partir du mode d’interaction régissant l’espace

de nos salles de classe, des politiques émancipatrices basées sur le postulat

de l’égalité des intelligences – politiques qui constituent le meilleur moyen

de renforcer et d’affiner notre nationalité collective » ;

– « si nous voulons favoriser le développement d’une virtuosité improvisa-

trice qui devient de plus en plus utile et nécessaire avec l’accroissement de

complexité de nos modes d’interactions sociales, en ce qu’elle permet un

ajustement en temps réel de la pensée à ses conditions immédiates de diffu-

(6 6 )

sion et de production collective

».

(66)

Ibid

., pp. 210, 211, 213, 215, 216, 218, 223 et 227.

19

 



30/08/2010
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