Finonçons les études littéraires ...
P RA TIQ UE S N° 1 45/146, J ui n 20 10 |
« Finançons les études littéraires » |
Raymond Michel |
Université Paul-Verlaine, Metz, C |
EA 3474 |
ELTED |
Il n’est pas aisé, aujourd’hui – mais cela a, peut-être, sinon sûrement, été tou- |
jours le cas – de parler de littérature, et plus précisément d’études littéraires, tant |
elles sont considérées, à notre époque, comme peu légitimes que ce soit au re- |
gard des champsscientifiques ettechniques qu’au regarddes exigences de renta- |
bilité d’une société libérale, vouée à la production et à la circulation de richesses |
marchandes. Pour s’en convaincre, ilsuffit de se souvenir du véritable feuilleton |
qu’ont produit les démêlés de Nicolas Sarkozy |
ave |
La Princesse de Clèves |
et |
( 1 ) |
avec « la littérature ancienne » |
(sic) |
. La première fois, c’est le 23 février 2006. |
Le chef de l’UMP tient une réunion publique devant les militants de son parti ré- |
unis à Lyon et prononce un discours qui a pour objet de défendre et illustrer sa |
politique (Europe, Turquie, statutfiscal du PACS). Il repose soudain les feuillets |
de son texte et s’adresse sans façons à ses fidèles:«Voilà que j’avais préparé un |
discours, eh bien je vais le mettre de côté parce lorsque l’on est avec tant d’amis |
[...] on se doit de parler avec le cœur et pas avec un texte. Je vais donc parler très |
librement... » C’est ce qu’il fait ; et, avec l’art de l’improvisation qui le caracté- |
rise, après une digression sur l’enseignement, sur le ton de la confidence, il ra- |
conte : |
Dans la fonction publique, il faut en finir avec la pression des concours et des exa- |
mens. L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le pro- |
gramme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, |
choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur |
La Prin- |
cesse de Clèves |
. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la gui- |
chetière ce qu’elle pensait de |
La Princesse de Clèves |
... Imaginez un peu le spec- |
(1) Voir : http://passouline.blog.lemonde.fr/2008/04/16/le-president-veut-il-la-peau-de-la- |
princesse/ |
1 |
tacle ! En tout cas, je l’ai lu il y a tellement longtemps qu’ilyadefortes chances |
que j’aie raté l’examen. |
On imagine, en tous les cas, comment la salle a dû s’esclaffer bruyamment à |
l’écoute d’une telle anecdote, « bien démagogique»–ilfaudrait d’ailleurs véri- |
fier la véracité des faits sur lesquels elle se fonde, mais peu importe ici. La |
deuxième fois, c’est lors d’un entretien publié dans le quotidien gratuit |
20 minu- |
tes |
du 16 avril 2007, qui porte sur le financement des études littéraires : |
Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n'a pas |
forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1000 étu- |
diants pour deux places. Les universités auront davantage d'argent pour créer des |
filières dans l'informatique, dans les sciences économiques. Le plaisir de la con- |
naissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite |
professionnelle des jeunes. |
Que faut-il entendre par « littérature ancienne » ? |
La Princesse de Clèves |
(1678) en fait-elle partie ? Passons ; et portons notre attention sur une troisième |
intervention du chantre de la modernité, à savoir sa déclaration sur « La moder- |
nisation des politiques publiques et la réforme de l’État, à Paris, le 4 avril |
2008 |
». L’orateur ne cache pas ses « goûts » artistiques : « J’ai vu que l’on s’é- |
( 2 ) |
tait occupé du bâtimentsur la Seine. Ce truc vert que l’on a collé dessus, cela doit |
être de l’architecture. Chacun ses goûts»;etilenfonce le clou : |
Les premières victimes de l’organisation actuelle, ce sont les fonctionnaires. In- |
nombrables sont ceux qui m’ont dit : A quoi ça sert qu’on se donne du mal, on a |
l’impression que tout le monde s’en moque ! Et la qualité de vie d’un fonction- |
naire, ça compte aussi. C’est tout ce que nous engageons [...] sur la mobilité, sur |
la reconnaissance du mérite, sur la valorisation de l’expérience, sur la possibilité |
pour quelqu’un d’assumer sa promotion professionnelle sans passer un concours |
ou faire réciter par cœur |
La Princesse de Clèves |
! Ça compte aussi dans la qualité |
de vie d’un fonctionnaire. |
Ces propos, en soi, pourraient ne pas porter à conséquence et, à la rigueur, |
faire sourire, dans la mesure où ils référeraient, peut-être, à des mauvais souve- |
nirs scolaires vécus par leur auteur. Mais, ils sont, aussi, révélateurs du peu d’es- |
time que, au plus haut niveau de l’État, on porte aux études littéraires. De plus, |
ils sont congruents avec d’autres phénomènes qui vont dans le même sens : la dé- |
valuation des études littéraires tant dans le secondaire (la série L, au lycée, sem- |
ble réservée, à quelques exceptions près, aux élèves qui ne peuvent suivre un |
cursus en S) que dans le supérieur (voir le peu d’engouement des étudiants pour |
entreprendre des études de lettres et le choix par défaut d’une grande partie de |
ceux qui les suivent) |
. Une telle situation pourrait expliquer la légitime moro- |
(3 ) |
sité qui gagnerait le didacticien en littérature, acculé à défendre son territoire et |
son gagne-pain – morosité qui fait écho à l’ennui que connaissent certains élève |
(2) Voir : http://discours.vie-publique.fr/texte/087001045.html. |
(3) La nouvelle mouture des |
de lettres modernes et delettre classiques, élaborée dans le |
C APE S |
cadredela mastérisation des métiers de l’enseignement, montreà quel point les finalités et |
les objectifs des études littéraires sont floues – pourrester dans l’euphémisme – et pourrait |
fonder, à juste titre, l’impression quel’on aurait qu’« elles neservent pas àgrand chose». |
2 |
et certains étudiants pendant un cours de littérature. Mais, il peut, aussi, passer à |
l’offensive, comme l’y invite le livre d’Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. |
(4 ) |
Pourquoi les études littéraires ? |
. Ce livre a pour ambition « de comprendre |
à |
quoi peuvent servir les études littéraires |
au sein des évolutions actuelles de nos |
formes sociales » et nous invite à « envisager ce que même les barbares pour- |
raient gagner à lire |
La Princesse de Clèves |
» ; il s’agit pour l’auteur : |
[...] de montrer [...] en quoi les pratiques de lecture et d’interprétation, mises en |
jeu par l’étude de la littérature (ancienne), méritent d’être replacées en plein cœur |
– et non dans les marges oisives et négligeables – des dispositifs contemporains |
de production des richesses. [Et de soutenir] que le financement des études litté- |
raires mérite de constituer un investissement prioritaire pour quiconque veut |
(5) |
« maximiser la croissance » du PIB d’une « république moderne » |
. |
Il me semble que cet ouvrage mériterait une diffusion et une discussion élar- |
gie au sein de toux ceux qui se préoccupent des études littéraires, tant il ouvre |
des horizons nouveaux dans l’approche de la littérature. C’est ce que je voudrais |
faire, ici, très succinctement, en prenant le risque de trahir et de simplifier quel- |
que peu la richesse de la réflexion d’Yves Citton. Aussi ma présentation est-elle |
à prendre plus comme une invitation à la lecture et au commentaire critique de |
cet ouvrage – véritable bouffée d’air et d’intelligence dans la grisaille théorique |
actuelle – que comme un résumé exhaustif et fidèle des thèses de l’auteur. J’évo- |
querai, d’abord, le cadre général de la réflexion d’Yves Citton, puis ses enjeux |
politiques, et enfin quelques pistes didactiques qu’impliquent ses prises de posi- |
tion. |
Un plaidoyer pour les lectures actualisantes |
Pour une vision d’ensemble de l’ouvrage je renvoie à l’introduction d’Yves |
( 6 ) |
Citton, dont le texte intégral est reproduit dans l’atelier de |
Fabula |
;jemecon- |
tenterai, ici, de citer la quatrième de couverture qui montre bien les enjeux de ce |
livre : |
Pourquoi étudier aujourd’hui des textes littéraires rédigés il y a plusieurs siè- |
cles ? Pour quoi faire ? On répondra à ces questions en proposant un plaidoyer |
pour les lectures actualisantes, qui cherchent dans les textes d’hier de quoi réflé- |
chir sur les problèmes d’aujourd’hui et de demain. Ce plaidoyer proposera en fait |
cinq livres reliés en un seul : une théorisation rigoureuse des méthodes, des en- |
jeux et des limites du geste actualisateur ; un essai d’ontologie herméneutique, |
qui fait de l’activité de lecture le modèle de constitution de notre réalité humaine |
et sociale ; une tentative de cartographie des principaux changements sociétaux |
en cours, destinée à situer le rôle nouveau que sont appelées à jouer les activités |
d’interprétation ; une prise de position politique dénonçant les angles morts et les |
(4) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? |
, Paris, Éditions |
Amsterdam, 2007. Sauf avis contraire, les italiques dans les citations de l’ouvrage que je |
fais sont toujours de l’auteur. |
(5) |
Ibid. |
,p.24. |
(6) http://www.fabula.org/atelier.php?Lire_interpréter_actualiser. |
3 |
perspectives étriquées du néo-conservatisme dominant ; un ouvrage de vulgarisa- |
tion, visant à faciliter l’accès aux problématiques actuelles de la théorie litté- |
raire, de la réflexion herméneutique et des multiples nœuds qui unissent biopoli- |
tique, capitalisme cognitif et économie des affects. Cette |
démonstration articulée en 14 chapitres et scandée par 58 thèses succinctes invite |
son lecteur à conclure que, loin d’être condamnées à rester une discipline pous- |
siéreuse, les études littéraires peuvent devenir le lieu d’une indiscipline exal- |
tante, en plein centre des débats les plus brûlants de notre actualité. |
Au-delà de sa force revigorante et optimiste, cet ouvrage présente de multi- |
ples intérêtspour toute personne qui a souci de l’herméneutique littéraire etde sa |
didactique. Pour aller à l’essentiel, dans le cadre de cette réflexion, j’aimerais en |
dégager deux : 1/ Un élargissement salutaire des références théoriques qui fon- |
dent les études littéraires ; 2/ La mise en perspective théorique et pratique d’une |
notion centrale, la |
lecture actualisante |
. |
« Fabriquer des intercesseurs » |
Yves Citton entreprend, tout d’abord, une véritable déconstruction desvielles |
lunes – bien connues, mais qui persistent sous des oripeaux plus ou moins sub- |
tils, plus ou moins « modernes » et « scientistes » – qui entravent de fait tout tra- |
vail herméneutique engageant et passionnant. Je cite, pour mémoire et sans sou- |
ci d’exhaustivité et de hiérarchie : l’hégémonie toujours recommencée de l’his- |
toire littéraire ; l’intangibilité du texte et son antériorité sur sa lecture ; le «sens » |
caché d’une œuvre qu’il faudraitretrouver au-delà de la surface du texte ; la sujé- |
tion et le recours en dernière instance à l’intention (consciente ou non) de l’au- |
teur ; le littéralisme obligatoire couplé à l’étude « objective » des structures tex- |
tuelles ; le choix hypostasié du générique contre la singularité de l’œuvre con- |
çue, alors, comme pure échantillon de sa classe ; la forclusion du corps et de la |
subjectivité du sujet lisant, etc. |
Pour rompre avec ces présupposés qui ne peuvent conduire qu’à des apories |
irréductibles, Yves Citton s’appuie sur trois courants de pensée, qu’il concilie |
sans problème : d’une part, le pragmatisme américain (Stanley Fish, Richard |
Rorty...) ; d’autre part, la galaxie du néospinozisme des multitudes(PaoloVirno, |
Gilles Deleuze, Gilbert Simondon, Laurent Bove, Antonio Negri...) ; et, enfin, |
l’ontologie d’Alain Badiou. Il faudrait citer, aussi, des auteurs comme Luis Prie- |
to, Jacques Rancière, Jean-Marie Schaeffer, Thomas Pavel, Dominique Main- |
gueneau, Iouri Lotman, Laurent Jenny, Marc Escola, Lubomir Dolezel, Jean |
Baudrillard, Mikhaïl Bakhtine... Une telle liste, dont on pardonnera le caractère |
très sommaire et l’effet de fouillis qu’elle produit, n’a que l’ambition d’exhiber |
les référents théoriques d’Yves Citton et d’insister sur la pluralité des champs |
qu’il convoque (philosophie, linguistique, sociologie, anthropologie...). Cet |
éclectisme théorique est revendiqué, explicitement, par l’auteur, puisque selon |
lui toute |
condition |
de pensée et toute |
conviction |
s’inscrivent dans une |
con-dic- |
(7 ) |
tion |
:«jene |
parle |
qu’ |
avec |
la voix d’un autre |
». Et l’un des mérites de cet ou- |
vrage, à coup sûr, est bien de constituer une première introduction – toujours très |
claire, pertinente et engageante – à ces théoriciens, dont la lecture des œuvres ne |
(7) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
,p.311. |
4 |
peuvent qu’être profitable à celui qui tente de penser, d’une façon rigoureuse et |
créative, ce que recouvre l’expérience littéraire. Car comme aime à le répéter |
Gilles Deleuze : |
Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. |
Sans eux il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens – pour un philosophe, des ar- |
tistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes – mais aussi |
des choses, des plantes, des animaux même, comme dans Castaneda. Fictifs ou |
réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C’est une série. Si |
on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai be- |
soin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans |
moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. A plus forte |
raison quand c’est visible [...] |
. |
(8) |
Yves Citton nous aide à fabriquer nos intercesseurs, et il en est l’un d’eux. |
La lecture actualisante |
Yves Citton substitue aux approches « traditionnelles », fondées sur une con- |
ception causaliste et substantielle de la signification d’un texte littéraire – tou- |
jours déjà-là, figée en amont, mais cependant cachée et tue –, les puissances de |
l’ |
interprétation active |
produite par les jeux collectifs de l’interlocution litté- |
raire. La lecture est pensée, ici, comme une activité pleine et entière. En effet, le |
« lecteur projette ses préconceptions et ses préjugés sur l’œuvre », et ce : |
[...] au moins dans trois registres : celui de |
l’encyclopédie |
à travers laquelle le |
lecteur investit l’œuvre d’un contenu cognitif, celui de la |
sensibilité affective |
qui |
le conditionnera à sélectionner tels mots plutôt que tels autres en faisant porter |
sur eux son attention et sa rétention mémorielle, et celui de la |
synthétisation con- |
figuratrice |
qui l’amène à projeter sur le texte une forme anticipée de complétude |
(une |
Gestalt |
), soit une hypothèse de cohérence d’ensemble et de hiérarchisation |
des niveaux interprétatifs, rendant compte de l’œuvre saisie comme un tout |
. |
(9) |
Ces jeux de projection interprétative |
– il s’agirait donc moins de lire des |
( 10 ) |
textes littéraires que de |
lire littérairement des textes |
– ne trahissent pas le |
(8) Gilles Deleuze, « Les Intercesseurs |
» |
, |
L’Autre Journal |
, n° 8, octobre 1985, entretien avec |
Antoine Dulaureet Claire Parnet ; repris dans |
Pourparlers |
, Paris, Minuit, 1990. Voiraussi, |
p. 7 : http://bibliolibertaire.org/Textes/Gilles Deleuze=Les intercesseurs.pdf. |
(9) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, |
pp. 299-300. |
(10) Yves Citton exploite à ce propos la fable expérimentale racontée par Stanley Fish, dans |
Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives |
, trad. D’E. Dobenes- |
que, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Le professeur Fish enseigne dans la même classe |
deux cours consécutifs, l’un surla théorie littéraire, l’autre sur la poésie littéraire anglaise |
e |
du 17 |
s. À la fin du premier cours, il avait écrit, sur le tableau, en guise de bibliographie à |
lire, une petite liste de noms delinguistes et de critiques ; après avoir encadré cette biblio- |
graphie, il présente au deuxième groupe cette liste comme un poème religieux du type de |
ceux qu’ils avaient déjà étudiés et leur demande de l’interpréter comme tel. La machine à |
interpréter se met en route, et les étudiants font preuve d’imagination pour rendre cohérent |
ce «poème ». Cequi amèneStanley Fish à conclureque « l’interprétation n’est pas un art de |
lacompréhension, mais de la construction. Les interprètes nedécodent pas les poèmes : |
ils |
les font |
» (Je souligne). |
5 |
« sens » (authentique, originel, objectif) d’une œuvre, et la « littérarité » d’un |
texte ne dépend pas de marqueurs (linguistiques, textuels, ou sémiotiques) indé- |
pendants de tout choix, mais « d’une |
projection |
opérée par le lecteur [...] qui ac- |
commode le matériau textuel conformément à une certaine “recette de cuisine”, |
en sorte qu’il satisfasse le goût que nous avons développé pour la littéra- |
(1 1) |
ture |
. ». Mais cette projection n’est en rien purement subjective et solipsiste ; |
car Stanley Fish montre que tout lecteur appartient à une (ou des) |
communau- |
té(s) interprétative(s) |
quistructurent et normalisent les compétences herméneu- |
tiques de l’interprète. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’interprétation |
« fausse » par rapport à un sens « objectif » du texte, maisdes interprétations plus |
ou moins acceptables au sein de la communauté interprétative dans laquelle se |
tient le lecteur. Aussi peut-on parler « de limites à l’interprétation », cependant |
« elles ne sont [...] pas à situer dans ce qu’imposerait le texte lui-même, mais |
dans les normes qui définissent le fonctionnement des communautés interpréta- |
( 12 ) |
tives |
.» |
Une telle conception de l’acte de lecture amène Yves Citton à redessiner les |
contours de l’acte herméneutique. Traditionnellement, on considère que le lec- |
teur (récepteur passif, qui se pose des questions) doit être à l’écoute du texte |
(émetteur actif, qui asserte) qui lui fournirait les réponses aux questions qu’il se |
pose – on parlera ainsi de la « sagesse » ou des « valeurs » de tel ou tel texte. En |
fait, signale Yves Citton, il faut considérer la lecture comme |
[...] une activité projective répartie en deux moments extrêmes d’un mécanisme |
en trois temps : d’abord interroger le texte à partir de certaines questions considé- |
rées comme pertinentes (on commence par interroger sous couvert d’écouter) ; |
puis observer les déformations-réformations à travers lesquelles le texte nous |
renvoie nos questions ; enfin proposer une systématisation de ce qui nous revient |
du texte, en élaborant des assertions interprétatives (à travers lesquelles on finit |
par « répondre sous couvert d’interroger ») |
. |
(13 ) |
Questions du lecteur, diffraction du questionnement par le texte et assertion |
interprétative de la part de ce lecteur sont les base du dialogue – l’ |
interlocution |
littéraire |
– que le lecteur entretient avec le texte. C’est cette dialectique qui ex- |
( 1 4) |
plique « l’interrogation infinie dont se nourrit la vie littéraire |
». Il faut préci- |
ser, néanmoins, que : |
L’interrogation littéraire consiste moins en un échange de questions et de répon- |
ses contradictoires autour d’un thème ou d’une idée donnée qu’en la réorienta- |
tion d’un vocabulaire sous l’éclairage d’un autre vocabulaire coexistant au sein |
du plurilinguisme social, avec pour effet privilégié de court-circuiter les débats |
antérieurs en instaurant un nouveau plan de référence, permettant ainsi de rééva- |
luer l’importance (ou l’inintérêt) des positions en présence |
. |
(15 ) |
C’est sur de telles bases qu’Yves Citton est amené à définir une |
lecture actua- |
(11) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? |
, |
op. cit. |
,p.63. |
(12) |
Ibid., |
p. 300. |
(13) |
Ibid. |
,p.68. |
(14) |
Ibid., |
p. 300. |
(15) |
Ibid. |
, p. 300. |
6 |
lisante |
. En fait, il faut bien voir que toute l’histoire de l’herméneutique a été par- |
courue par une telle conception. On se souvient, par exemple, de la place que Ga- |
( 16 ) |
damer accorde à cette problématique de l’ |
application |
dans sa réflexion |
.En |
effet, la définition et la place d’une telle démarche paraît incontournable dans |
l’interprétation, |
hic et nunc, |
des textes juridiques (comment « appliquer » la |
loi ?) et des textes religieux (comment « appliquer » le message transmis par les |
( 17 ) |
textes sacrés ?). Pour sa part, Paul Ricœur |
se situe bien dans un tel horizon |
lorsqu’il distingue ses trois « |
Mimesis |
», à savoir : |
Mimesis I, |
la « Préfiguration » |
(le temps vécu, pré-narratif) ; |
Mimesis II, |
la « Configuration » (le temps du récit, |
le temps de la |
diegesis, |
de la mise en intrigue) ; |
Mimesis III : |
la « Reconfigura- |
tion » (temps de la reconstruction, qui s’opère, dans la lecture, par la confronta- |
tion du « monde du texte » et du « monde du lecteur »). Yves Citton, quant à lui, |
définit très précisément ce qu’il entend par une interprétation |
actualisante |
: |
Une interprétation littéraire d’un texte ancien est |
actualisante |
dès lors que a) elle |
s’attache à exploiter les virtualités connotatives des signes de ce texte, b) afin |
d’en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situa- |
tion historique de l’interprète, c) sans viser à correspondre à la réalité historique |
de l’auteur, mais d) en exploitant, lorsque cela est possible, la différence entre les |
deux époques (leur langue, leur outillage mental, leurs situations socio-politi- |
ques) pour apporter un |
éclairage dépaysant sur le présent |
. |
(18 ) |
On pourrait illustrer cette conception, en rappelant, rapidement, un des exem- |
(1 9 ) |
ples que traite Yves Citton : |
La Chevelure |
de Maupassant. « Les dimensions |
proprement littéraires de cette nouvelle », note Yves Citton, tiennent au fait |
« que le texte confond [...] (au sens précis de “fusionne ensemble”) [...] sous le |
même terme de |
possession |
[...] des réalités – qui n’ont rien à voir entre elles du |
point de vue de nos pratiques quotidiennes – que sont a) la propriété légale, |
(16) Hans-Georg Gadamer, |
Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philo- |
sophique |
, trad. D’E. Sacre, Paris, Le Seuil, 1976/1996. |
(17) Paul Ricœur, |
Temps et récit. Tome I: L'intrigueet le récit historique |
, Paris, LeSeuil, 1983 ; |
Temps et récit. Tome II : La configuration dans le récit de fiction |
, Paris, Le Seuil, 1984 ; |
Temps et récit. TomeIII : Le temps raconté |
, Paris, Le Seuil, 1985. On peut s’interroger sur |
l’absencedetouteréférenceà Paul Ricœurdans la réflexion d’Yves Citton; demêmesurle |
peu de place accordée à Jacques Derrida. |
(18) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, p. 305. |
Je souligne. |
(19) On peut, par souci de compréhension, proposer un rapide résumé, purement dénotatif, de |
cettenouvelle. Dans un asile, unmédecin discute avec le narrateur du cas de |
« folieérotique |
et macabre » |
d’un maladequi s’était pris d’une passion pour une chevelure trouvée dans un |
vieux meuble. Le médecin fait lire au narrateur le journal intime du « fou », qui raconte |
qu’il menait une existence paisible, entièrement tournée vers le passé car, reconnaît-il, il |
était |
« possédé par le désir des femmes d’autrefois » |
. Tout bascule dans sa vie lorsqu’il |
e |
achète un meubleitalien du XVII |
siècle, qu’il ne se lassepas de contempleret de manier. Il |
réussit àouvrirun tiroir secret qui recèle une magnifique chevelure de femme qui, très rapi- |
dement, va l’obséder : |
« Je la buvais, jenoyais mes yeux dans son onde dorée » |
. Véritable- |
ment halluciné, il en vient àrecomposer lecorps de celle que ses rêves fous venaient d'évo- |
quer du néant. Un beau jour, la femme porteuse de cette |
« énormenattede cheveuxblonds » |
lui rend visite, et il croit la tenir, la posséder : |
« Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les |
nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle Morte, l’Adorable, la Mystérieuse, l’Inconnue, |
toutes les nuits » |
. Mais, s'aventurant « avec elle » àl'extérieur, on leprend pourun fou et on |
l’enferme dans l’asile. Devant ce cahier, le narrateur se sent |
« le cœur battant de dégoût et |
d'envie » |
. |
7 |
b) l’aliénation mentale, et c) le rapportsexuel ». La force du texte de Maupassant |
( 20 ) |
tientdonc à la manière dontil use de « la puissance propre de la |
connotation |
», |
(2 1 ) |
car précise Yves Citton, à la suite de Luis J. Prieto |
« l’approche connotative |
consiste à aborder la communication non pas en fonction de l’information que |
veut transmettre l’émetteur dans telle situation de parole singulière (le sens), |
mais en fonction du signe utilisé pour transmettre ce sens, c'est-à-dire en fonc- |
tion de tout ce qui peut être dit d’autre (“con-noté”) en utilisant ce signe (ce qui |
constitue son signifié). » En effet, « la communication littéraire repose [...] essen- |
tiellement sur |
l’exploitation simultanée de ces virtualités connotatives |
, qui appar- |
tiennent le plus souvent au registre de la figuralité discursive de Laurent Jenny ». |
Cet « |
excès |
de la signification (rendu possible par l’interaction mécanique des si- |
( 22 ) |
gnes) sur le sens dénotatif |
» permet donc de rapprocher et de contaminer des |
réalités que la |
doxa |
dominante s’efforce de séparer : l’argent, le sexe, la folie. On |
comprendra qu’il n’est pas utile, ici, d’insister sur le fait que le lecteur de 2010 de- |
vrait se sentir concerné par ce texte de Maupassant, même s’il appartient à la « lit- |
( 23 ) |
térature ancienne » |
. À l’évidence : |
de te fabula narratur |
. On voitdonc que l’in- |
térêt éthique d’une littérature actualisante se situe exactement dans le fait qu’elle |
recèle des enjeux essentiels pour l’existence humaine et la vie collective, car elle |
permet de croiser herméneutique littéraire et ontologie politique. |
Enjeux politiques du travail herméneutique |
L’ouvrage d’Yves Citton a le mérite de montrer, aussi, qu’il nous est possible |
de concilier actualisation socio-politique et« belle-lettrisme », tout en nous don- |
nant les moyens théoriques d’habiter au mieux cet entre-deux. En effet, il existe |
une |
politique de la littérature |
, qui, comme le signale Jacques Rancière, ne con- |
cerne ni « la politique des écrivains [...], leurs engagements personnels dans les |
luttes politiques de leur temps », ni « la manière dont ils représentent dans leurs |
livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diver- |
ses ». Car, |
[l’] expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la |
politique en tant que littérature [...] dans ce découpage des espaces et des temps, |
du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit. Elle intervient dans ce rapport |
entre des pratiques, des formes de visibilité et des modes du dire qui découpe un |
ou des mondes communs |
. |
(24 ) |
(20) Yves Citton utilise le mot « connotation » dans le sens que lui donne Luis J. Prieto:«ex- |
ploitation du fait qu’un même signe peut être utilisé pourse référer à des réalités très diffé- |
rentes entreelles, et sollicitation de cette capacitélinguistiqueafin de proposer, à travers la |
coïncidence suggérée par le signe, des rapprochements et des contaminations entre ces réa- |
lités elles-mêmes. » (Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littérai- |
res ?, op. cit. |
, p. 338). |
(21) Luis J. Prieto, |
Études linguistiques et de sémiologie générale, |
Genève, Droz, 1975. |
(22) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, |
pp. 122-123. |
(23) L’actualité « footballistique » de ce mois d’avril 2010 est là pour en témoigner ( |
cf. |
l’affaire |
Ribéry et consorts ; |
Rue89 |
publie un articletout àfait significatifà cesujet : « Pourquoi ces |
footballeurs vont voir des prostituées ? »). |
(24) Jacques Rancière, |
Politique de la littérature |
¸ Paris, Galilée, 2007, p. 11 et 12. |
8 |
Les réflexions d’Yves Citton entrent en écho avec les préoccupations de l’au- |
( 2 5) |
teur du |
Partage du sensible |
. Aussi me paraît-il utile de signaler, rapidement, |
sinon caricaturalement, quelques enjeux politiques, au sens rancièrien de ce |
terme, pointés par Yves Citton, qui justifient qu’il faille financer les études litté- |
raires « si nous voulons mieux comprendre les modèles d’individuation et de so- |
cialisation qui régissent notre devenir, et si nous voulons permettre à nos forma- |
tions sociales de produire des sujets capables de se donner des valeurs épanouis- |
( 26 ) |
santes et réfléchies |
.» |
Une autonomie critique |
Une telle conception de l’activité herméneutique permet aux lecteurs de re- |
trouver une certaine autonomie critique. Ceux-ci, dès lors, peuvent envisager de |
prendre leurs distances et de rompre avec tous les « gardiensdu sens », attachés à |
la monovalence et à l’objectivité scientiste. Cette autonomie a pour corollaire |
l’indépendance énonciative, à savoir la capacité pour chacun de pouvoir poser |
« la question du sens des textes » et de « s’emparer du pouvoir de poser les ques- |
tions qui comptent, plutôt [que de] se contenter de répondre à celles qu’aura for- |
( 27 ) |
mulées autrui (en fonction de ses pertinencespropres) |
. » En effet, lire littérai- |
rement un texte passe par la sensibilisation aux propriétés connotatives de tout |
écrit, comme on l’a vu pour |
La Chevelure |
de Maupassant, et par une quête des |
agrammaticalités du texte qu’on peut articuler au sein d’un « surcodage disrup- |
( 28 ) |
tif ». |
Antaxe |
, |
disruption |
, |
surcodage |
, |
diagrammatisation |
telles sont les opéra- |
tions qui permettent de faire de chaque texte littéraire le site privilégié de ce que |
Jacques Rancière appelle une |
reconfiguration du sensible |
, c'est-à-dire : |
[...] une autre puissance de signification et d’action du langage, un autre rapport |
des mots aux choses qu’ils désignent et aux sujets qui les portent. C’est, en bref, |
un autre sensorium, une autre manière de lier un pouvoir d’affection sensible et |
un pouvoir de signification. Or, une autre communauté du sens et du sensible, un |
autre rapport des mots aux êtres, c’est aussi un autre monde commun et un autre |
(29 ) |
peuple |
. |
En effet, comme le rappelle Yves Citton, les études littéraires, « en travaillant |
au reclassement des significations et à la re-partition du sensible » développent |
une |
indisciplinarité |
irréductible, qu’on pourrait définir comme : |
(25) Jacques Rancière, |
Le Partage du sensible. Esthétique et politique |
, Paris, La Fabrique, |
2000. |
(26) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, p. 304. |
(27) |
Ibid |
., p. 217. |
(28) « |
Antaxe |
(ou |
syntaxe négative |
) : ensemble ses règles de disposition interne des parties ou |
des aspects d’un objet artistique, qui constitue pour le lecteur (spectateur, auditeur) une |
syntaxe ou grammaire alternative contrevenant aux règles habituelles du genre artistique à |
travers lequel cet objet était originellement identifié (théorie de Victor Grauer)»;« |
Dis- |
ruption |
: dérangement, trouble, désorganisation»;« |
Surcodage |
: opération par laquelle un |
interprète surimpose un codeextérieur au message originel, pour en remotiver la significa- |
tion»;« |
Diagrammatisation |
: esquisse de modélisation qui sert à imposer la restructura- |
tion inédite d’uneimage en la débarrassant des clichés qui l’encombrent dans l’imaginaire |
commun (notion développée par Gilles Deleuze). » |
Ibid. |
, pp. 336, 339, 351 et 339. |
(29) Jacques Rancière, |
Politique de la littérature |
¸ |
op. cit. |
,p.23. |
9 |
[une] attitude de recherche et de réflexion cherchant non seulement à croiser ho- |
rizontalement les approches développées par différentes disciplines (comme le |
fait l’interdisciplinarité), mais aussi à intégrer verticalement les sensibilités et |
les savoirs développés par chaque individu au sein des différentes sphères de son |
existence (professionnelle, artistique, citoyenne, religieuse, sportive, etc.). |
(30 ) |
Le travail littéraire – auquel, insiste Yves Citton, participent conjointement |
l’auteur et l’interprète, ce qui explique qu’il faille parler d’ |
interlocution litté- |
raire |
– est donc propice à une reconfiguration disruptive de nos fins et de nos |
priorités et à une prise de distance critique – du fait même de la confrontation |
avec l’autre qu’est le texte – par rapport au |
vocabulaire final |
dont nous héri- |
(3 1) |
tons sans nous en rendre compte. Aussi l’interlocution littéraire constitue-t-elle |
« un site d’expérimentation et de négociation unique pour mesurer et gérer la |
pluralité linguistique et axiologique du monde quinousentoure etqui nous cons- |
titue |
.» |
( 32 ) |
Des processus de subjectivation inédits contre tous les fondamentalismes |
Interpréter un texte c’est aussi vivre une alternance de subjectivations et de |
désubjectivations au cours desquelles chaque lecteur se construit et tente de ren- |
dre son monde habitable. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la |
Maxime 136 de La Rochefoucauld qu’aime citer Yves Citton:«Ilyadesgens |
qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler d’a- |
mour. » Aussi Yves Citton propose-t-il de concevoir les fictions comme « des la- |
boratoires de construction de mondes à venir » et des « usines de retraitement |
permanent des valeurs |
». Il rejoint sur ce point les pragmatistes américains |
( 33 ) |
qui nomment |
worldmaking¸ |
cette aptitude à produire des mondes. Et sa concep- |
tion n’est pas sans rappeler les remarques de Paul Ricœur qui voit dans cette |
« narrativité inchoative » une qualité consubstantielle de « l’homme capable », |
dans la mesure où chaque texte offre à notre subjectivité lectrice « un monde que |
[nous pourrions] habiter et dans lequel [nous pourrions] projeter [nos] pouvoirs |
les plus propres |
». Il est donc légitime de se poser la question des usages de la |
( 3 4) |
fiction, située toujours aux confins de l’imaginaire et du possible. En effet, on |
peut penser, avec Yves Citton, que, si la fiction a une possible fonction émanci- |
patrice, c’est parce qu’elle |
[...] offre au lecteur l’occasion d’une délocalisation qui relève du mode utopique |
en ce que a) elle constitue une exercice mental sur les possibles latéraux |
àla |
(35 ) |
(30) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, pp. 302 |
et 343. |
(31) « |
Vocabulairefinal |
: termeforgé par Richard Rorty pour désigner, ausein d’un vocabulaire, |
le sous-ensemble de mots qu’un locuteur ne parvient pas à définir de façon satisfaisante à |
l’aide d’autres mots ; le vocabulaire final comprend donc les “valeurs”ultimes sur lesquel- |
les reposent la philosophie ou l’idéologie de ce locuteur. » |
Ibid. |
, p. 352. |
(32) |
Ibid. |
, p. 302. |
(33) |
Ibid. |
, p. 303. |
(34) Paul Ricœur, |
Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique |
, Paris, Le Seuil 1983, |
pp. 151-152. |
(35) « |
Latéralisation |
: capacité de l’esprit humain à recombiner les informations reçues par les |
sens de façon à imaginer des “possibles latéraux” non réalisés, mais que les pratiques hu- |
10 |
réalité, et en ce que b) elle permet au lecteur d’expérimenter des réagencements |
affectifs capables de frayer de nouveaux possibles, en une époque où l’économie |
des affects devient le terrain de lutte central de nos développements sociétaux |
. |
(3 6) |
En effet, la fiction permet ainsi de « tracer progressivement des chemins diri- |
geant le monde actuel vers certains de ses devenirs possibles ». Car elle « nous |
habitue à conjuguer une |
willing suspension of disbelief |
, propre à nous rendre |
( 3 7) |
disponibles pour l’invention active d’un autre monde possible, avec une |
witty |
suspicion of all beliefs |
, qui nous encapacite à lutter contre toutes les formes |
(3 8 ) |
de fondamentalisme – le jeu d’ensemble complexe de cette conjugaison problé- |
matique nous aidant à gérer plus prudemment nos croyances |
.» |
( 39 ) |
Il n’est donc pas étonnant que Gilles Deleuze soit amené à affirmer que l’écri- |
vain n’est pas « malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du |
monde ». Car : |
La santé comme littérature, comme écriture consiste à inventer un peuple qui |
manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. [...] d’un |
peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements. [...] Précisément, |
ce n’est pas un peuple appelé à dominer le monde. C’est un peuple mineur, éter- |
nellement mineur, pris dans un devenir-révolutionnaire. [...] peuple bâtard, infé- |
rieur, dominé, toujours en devenir, toujours inachevé. [...] Kafka pour l’Europe |
centrale, Melville pour l’Amérique présentent la littérature comme l’énonciation |
collective d’un peuple mineur, ou de tous les peuples mineurs, qui ne trouvent |
leur expression que par et dans l’écrivain. Bien qu’elle renvoie toujours à des |
agents singuliers, la littérature est agencement collectif d’énonciation |
. |
(40 ) |
Et en ce sens, si la littérature est délire, ce délire « est la mesure de la santé |
quand il invoque cette race bâtarde opprimée qui ne cesse de s’agiter sous les do- |
minations, de résister à tout ce qui écrase et emprisonne, et de se dessiner en |
(4 1 ) |
creux dans la littérature comme processus |
. » La littérature, ainsi conçue, est |
« création de santé », « invention d’un peuple, c'est-à-dire une possibilité de |
( 42 ) |
vie |
». |
Certes, Yves Citton est conscient, aussi, des limites d’une telle vision des étu- |
maines peuvent faire advenir (philosophie de Raymond Ruyer). » Yves Citton, |
Lire, inter- |
préter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., |
p. 344. |
(36) |
Ibid., |
p. 303. |
(37) Expression « traduisible littéralement comme une “suspension volontaire de méfiance” », |
proposée par Coleridge et qui désigne « l’attitude du lecteur-spectateur qui accepte mo- |
mentanément de croire aux personnages et aux intrigues d’une fiction commes’il s’agissait |
depersonnes existantes (ce qui le conduit àéprouver des affects depeur ou d’espoirenvers |
eux, et à neutraliser sa méfiance envers des invraisemblances qu’il ne tolérerait pas face à |
des faits présentés comme réels. » |
Ibid |
, p. 353. |
(38) Expression « traduisible comme une “suspicion opérée par le jeu des mots envers toute |
croyance”, qui désigne les habitudes descepticisme quecultive en nous lapratique des fic- |
tions, en nous rendant sensibles aux vertus subversives des jeux de mots (le |
Wit |
anglais, le |
Witz |
allemand, le “bel esprit” de l’âge classique) et en nous conduisant à suspecter toute |
histoire prétendument véridique de relever en réalité de la fable. » |
Ibid. |
, p. 353. |
(39) |
Ibid. |
, p. 303. |
(40) Gilles Deleuze, |
Critique et clinique |
, Paris, Minuit, 1993, pp. 14-15. |
(41) |
Ibid |
., p. 15. |
(42) |
Ibid |
. |
11 |
des littéraires. Car ces dernières sont profondément ambivalentes quant à leurs |
enjeux politiques. En effet, par exemple, elles oscillent continuellement entre |
puissance d’autonomie et impuissance grégaire, entre écart radical et renforce- |
ment, à l’insu de chaque lecteur, du « partage du sensible » dominant. Pour s’en |
convaincre, ilsuffitde considérer le rôle ambigu que peuvent jouer les « commu- |
nautés interprétatives ». En effet, cette forme |
institutionnelle |
qui règle et norma- |
lise le travail herméneutique peut recouvrir aussi bien des groupes disciplinaires |
bureaucratiques et judicateurs, défendant becs et ongles leur légitimité et leur |
territoire et fonctionnant à l’intimidation et à l’exclusion, que des enclaves de |
(4 3 ) |
résistance |
. Aussi, puisque, très souvent, l’interprétation littéraire a |
d’abord |
lieu dans une communauté interprétative fortement institutionnalisée, à savoir |
la salle de classe, me paraît-il essentiel de voir quelles sont les implications di- |
dactiques que l’on peut tirer des analyses d’Yves Citton pour « produire des su- |
( 44 ) |
jets capables de se donner des valeurs épanouissantes et réfléchies |
.» |
« Scolarisation » |
Bien évidemment, et Yves Citton le revendique volontiers, ses analyses sur |
l’herméneutique littéraire entrent en écho avec celles de nombreux auteurs, |
qu’ils soient philosophes, écrivains, historiens ou sociologues. Il enestde même |
avec les conséquences didactiques qu’il tire de ses thèses, dans un chapitre inti- |
tulé « X Scolarisation |
». Il rend, d’ailleurs, volontiers, hommage aux cher- |
( 45 ) |
cheurs et aux praticiens qui ont œuvré dans ce domaine, dans la mesure où il re- |
trouve dans leurs ouvrages des préoccupations très proches des siennes |
. |
( 4 6) |
C’est pourquoi, en ce domaine, il ne faut pas penser le rapport entre la théorie et |
la didactique en termes d’application mécanique, mais bien en termes de dialo- |
gue constructif, qui permet à chacun de se constituer (en s’interrogeant et en in- |
terrogeant son « dehors ») dans la différence de l’autre. |
Il ne s’agit pas pour moi, ici, d’exposer, dans le détail les propositions d’Yves |
Citton, mais de relever etde cartographier – afin de lessoumettre à la réflexion et |
(43) D’un point de vue théorique, pour tenter de dépasser ces apories, Yves Citton a recours, |
dans un des derniers chapitres deson livre (« XIV Fidélisation »), àl’ontologied’Alain Ba- |
diou (en particulier : |
L’Être et l’événement |
, Paris, Le Seuil, 1988 ; |
L’Éthique. Essais sur la |
conscience du mal |
¸ Paris, Hatier, 1993 ; |
Logiques des mondes. L’être et l’événement 2 |
,Pa- |
ris, Le Seuil, 2006), en privilégiant des concepts comme « événement », « fidélité », « in- |
corporation », « site ». |
(44) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., |
p.231. |
(45) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, |
pp. 209-213. Pour chaque section de ce développement, dans la mesure où je suis de près |
l’analyse d’Yves Citton, les références des citations sont données, globalement, à la fin de |
chaque argument. |
(46) Yves Citton cite entre autres : Patrick Demougin et Jean-François Massol (dir.), |
Lecture |
privée et lecture scolaire : la question de la littérature à l’école |
, Grenoble, CRDP, 1999 ; |
Annie Rouxel et Gérard Langlade, |
Le Sujet Lecteur. Lecture subjective et enseignement de |
la littérature |
, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004 ; Jean-Louis Dufays, Louis |
Gemmenneet Dominique Ledur, |
Pour unelecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour |
e |
la classe |
, Bruxelles, de Boeck, 2 |
édition, 2005 ; Anick Brillant-Annequin et Jean-François |
Massol, |
Le Pari de la littérature : quelles littératures de l’école au lycée ? |
, Grenoble, |
CRDP, 2005. |
12 |
à la discussion des didacticiens – les huit registres d’argumentaires qu’il sélec- |
tionne. Ceux-ci tentent de répondre à de questions qui taraudent tout didacticien |
de la littérature : « Pourquoi inscrire l’affabulation littéraire dans le cadre d’ |
une |
école |
?»;«Quels avantages peut-il y avoir à |
scolariser |
une expérience qui pa- |
raît devoir relever d’une interaction singulière entre un texte et un lecteur?»; |
« Ne suffit-il pas que l’école “joue un rôle premier” et qu’elle en revienne aux |
fondamentaux (déchiffrage des lettres et phrases (savoir lire) et des chiffres en |
( 47 ) |
équations (savoir compter)) |
?» |
M |
OTIVATION |
Il est inutile d’insister sur un fait bien connu et bien établi:«lalecture de tex- |
tes littéraires (ou la lecture littéraire de textes) n’est pas une pratique spontanée |
de l’être humain ». Se pose donc la question des besoins de « motivations exté- |
rieures pour devenir lecteurs ». On peut estimer que le « système de contraintes |
disciplinaires mis en place au sein des institutions scolaires peut donc servir à |
amorcer la pompe |
, avec l’espoir que cela produira des effets de suggestions qui |
amèneront rapidement le scolarisé à éprouver un plaisir direct (originellement |
induit, mais ressenti de façon désormais autonome) à ouvrir un roman et à lire un |
poème. » La première tâche de l’enseignement littéraire serait donc |
«depro- |
duire de la demande de littérature » |
. Mais, il faut ajouter, tout aussitôt, que « cet |
effet de motivation ne peut jouer que pour autant qu’on présente et qu’on fasse |
de la lecture littéraire |
une expérience de plaisir et d’épanouissement |
». Certes |
cette expérience exige du travail etelle peutpasser par la transmission de savoirs |
( 48 ) |
divers, mais elle « doit |
d’abord |
et toujours capter le |
désir |
des étudiants |
». |
V |
ACCINATION |
« Outre la tâche de motiver à lire, les études littéraires peuvent se fixer un au- |
tre objectif à la fois minimal et ambitieux, celui de |
vacciner les scolarisés contre |
les dangersde la superstition |
. » Cet objectif est |
ambitieux |
dans la mesure où cha- |
que individu est jeté, malgré lui et souvent à son corps défendant, dans des récits |
(4 9 ) |
qui le précèdent et le dépassent |
. « Chacun est dès lors toujours superstitieux |
en ceci ou cela, quel que soit le nombre de cours de littérature qu’il aura pu sui- |
vre. » Il n’en reste pas moins que tout enseignement de la littérature doit se fixer |
comme objectif |
minimal |
– « minimal parce que relevant d’une logique négative |
(insuffisante en soi) de |
déconstruction |
des croyances»–dedonner à chacun les |
moyens de déjouer toutes les « formes de superstitions fondamentalistes » qui |
menacent nos sociétés. L’objectif essentiel de toute séquence de lecture devrait |
être celui-ci : « apprendre qu’il ne saurait y avoir de discours de vérité, mais seu- |
lement des interprétations qui se présentent comme des discours de vérité », en |
sapant « (sinon immédiatement, du moins dans le long terme) la base d’adhésion |
naïve sur laquelle se construisent les intégrismes de tous ordres ». Comme on l’a |
montré, ci-dessus, « l’enseignement littéraire constitue un lieu privilégié de ce |
(47) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, p. 209. |
(48) |
Ibid |
., p. 210. |
(49) Pour une approche plus politique de la force de l’affabulation, voir : Yves Citton, |
Mytho- |
cratie. Storytelling et imaginaire de gauche |
¸ Éd. Amsterdam, 2010. |
13 |
travail de vaccination contre les superstitions, dans la mesure même où il nous |
apprend à gérer plus prudemment nos croyances en nous faisant suspecter tout |
( 50 ) |
discours de relever de la “fable” |
.» |
É |
LABORATION |
Il faut noter, néanmoins, qu’aucun des deux objectifs précédents « ne nous |
donne d’indication sur le type de plus-value qu’on gagne à |
étudier |
un texte plu- |
tôt qu’à le lire. » Pour répondre à une telle interrogation légitime, il est néces- |
saire de rappeler qu’étudier une fiction littéraire, dans une classe, c’est partici- |
per à l’élaboration du sens, lequel « contribue activement [...] au frayage de nos |
devenirs individuels et collectifs ». Une rapide méditation sur « les échos dont |
résonne ce terme d’ |
élaboration |
» permet à Yves Citton de justifier cette asser- |
tion. En effet, du latin, |
labor |
, il faut « garder l’idée d’un |
travail |
, qui prend du |
temps, qui demande une certaine discipline et profite d’une certaine virtuosité |
patiemment (quoique joyeusement) cultivée à force d’exercices multiples et di- |
vers. » En revanche, de l’anglais |
labor |
, on peutretenir que ce travail, orienté cer- |
tes vers les peines, l’est « surtout vers l’exaltation d’un |
accouchement |
: complé- |
ter ce que le texte ne fait qu’esquisser, c’est contribuer à faire naître une des for- |
mes de vie dont il est porteur. » Il s’ensuit que l’on peut considérer et faire en |
sorte que dans la classe l’étude littéraire soit « une |
é |
-laboration du sens, en ce |
que ce sens n’est jamais donné par le texte lui-même, mais toujours |
tiré de |
lui |
( |
ex- |
), parfois aux forceps, par une activité interprétative. » |
Il est, donc, opportun de ne pas confondre |
« lecture » |
et |
« interprétation » |
, car, |
si entre ces deux activités il existe, à l’évidence, une différence de degré, celle-ci |
se transforme rapidement en différence de nature. En effet, « la plupart des |
“grands” textes littéraires ne déploient leur puissance propre qu’à une étude at- |
tentive, méticuleuse, patiente et systématique ». Toute l’expérience du travail |
herméneutique montre que l’étude littéraire exige le plus souvent « une certaine |
lenteur, des va-et-vient constants entre les différentes parties du texte, une prise |
de notes, une systématisation de ces notes, des retours ultérieurs au texte pour |
préciser compléter la cohérence de l’interprétation, ainsi que tout un travail |
d’ajustement entre les mots employés par le texte et les mots employés par l’her- |
méneute pour rendre compte de son interprétation. » C’est à cette condition que |
le travail d’interprétation, en affinant et en prolongeant les intuitions appréhen- |
dées par une première lecture rapide, conformément à la dynamique de tout cer- |
cle herméneutique, aura la possibilité de faire « émerger des suggestions capa- |
bles d’opérer des déplacements inédits dans la conscience du lecteur, d’ouvrir |
des latéralisations insoupçonnées, de pousser à des reconcaténations |
a priori |
choquantes entre des affections incompatibles, de nous donner une perspective |
rafraîchie sur les ambivalences de telle valeur, à laquelle on croyait pouvoir |
( 51 ) |
souscrire aveuglément |
.» |
(50) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
,p.211. |
(51) |
Ibid. |
, pp. 211-213. |
14 |
I |
NNOVATION |
« Le premier fruit de cette élaboration de sens permise par le temps, l’effort et la |
virtuosité particulières consacrés à l’interprétation littéraire peut consister en la |
production de “choses” nouvelles. » En effet, selon Yves Citton, un des mérites |
principaux des études littéraires consisterait à développer chez ceux qui s’y adon- |
nent une capacité d’innovation incomparable |
. Car s’il est admis que les fic- |
( 5 2) |
tions, nécessairement incomplètes par rapport au monde qu’elle représente, « ne |
nous donnent que des |
ébauches |
de mondes possibles », lesétudeslittéraires, quant |
à elles, peuvent être conçues comme « contribuant à faire avancer ces ébauches le |
long de la chaîne de production du possible en réalité actuelle. » Il convient, à ce |
propos, rappelle Yves Citton, de se référer aux travaux de Gabriel Tarde pour dé- |
mystifier ce que l’on entend par « innovation ». En effet, « celle-ci ne consiste pas |
à sortir de son chapeau un être absolument inédit, créé de toutes pièces par notre |
originalité, mais à recombiner (un peu) différemment des mots et desidées quicir- |
culent déjà indépendamment autour de nous. » Pour le sociologue, l’invention est |
avant tout « une rencontre de rayonnements imitatifs |
». Donc, eu égard à la con- |
( 53 ) |
ception de l’interprétation littéraire qui est développée dans l’ouvrage d’Yves Cit- |
ton, on comprend que tout travail herméneutique constitue la meilleure école pos- |
sible pour apprendre à être innovant. En effet, étudier littérairement un texte, cela |
ne consiste « ni à |
retrouver |
quelque déjà fait », « ni à |
inventer |
quelque chose d’ab- |
solument inédit (comme pourrait prétendre le faire une rêverie poétique) ». Mais, |
bien au contraire, l’interprète ne fait que redire quelque chose que le texte à déjà |
asserté, et son travail consiste essentiellement « à faire se rencontrer des rayonne- |
ments imitatifs de provenances diverses (un texte littéraire croisé avec une ques- |
tion politique, philosophique, éthique ou esthétique), en espérant que cette inter- |
fécondation porte des fruits capables de renouveler notre façon de considérer des |
objets qui, indépendamment l’un de l’autre, peuvent parfaitement être des lieux |
communs. » Tel est l’enjeu premier, je le rappelle, de la lecture actualisante, qui |
recherche à faciliter une telle interfécondation. Et elle le fait « en visant une dou- |
ble adéquation, face, d’une part aux mots du texte et face, d’autres part, aux inté- |
rêts, aux incertitudes et aux besoins de notre situation actuelle |
.» |
( 54 ) |
I |
NDIVIDUATION |
Ce type d’élaboration n’est pas sans rappeler les processus collectif de |
« frayage des possibles |
». En effet, la première lecture de la fiction et les phé- |
( 5 5) |
nomènes d’immersion qui luisontafférents (figuration iconique, émotion, juge- |
(52) Le petit ouvrage de Marc Escola ( |
Lupus in fabula. Six façons d’affabuler La Fontaine |
,Pa- |
ris |
, |
PUVSaint-Denis, 2003) est à cesujet exemplaireparles pistes d’innovationet d’inven- |
tion qu’il propose. |
(53) Gabriel Tarde, |
La Logique sociale |
[1893], Paris, Les Empêcheurs de penseren rond, 1999, |
chapitre IV « Les lois de l’invention », pp. 247-330. |
(54) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit. |
, |
pp. 213-214. |
(55) « Frayage : phénomèneau fil duquel, lorsqu’un chemin aété initialement tracé par un indi- |
vidu, les individus suivants se trouveront spontanément amenés à suivrecemême chemin, à |
approfondir son tracé par leur passage et donc à augmenter encore son attractivité pour |
ceux qui viendront plus tard. » |
Ibid. |
, p. 341. |
15 |
ments...) « ne font qu’ébaucher des mondes (extensionnellement incomplets) |
dont il appartient à l’élaboration herméneutique de compléter et de préciser les |
lignes (en sollicitant les ressources de sa relative saturation intensionnelle). » |
L’interprète est donc mis face à des questions qui sont essentielles dans la fabri- |
cation de mondes qu’il juge habitables par lui. Et ce faisant, simultanément, s’é- |
laborent son interprétation du roman et sa propre individuation, conçue comme |
ce processus sans fin par lequel un sujet constitue et intensifie son individualité |
( 56 ) |
et sa singularité |
. Dans une société comme la nôtre où règnent inextricable- |
( 57 ) |
( 58 ) |
ment mêlées |
misère symbolique |
et culture |
mainstream |
– cette « culture qui |
plaît à tout le monde » et qui rapporte de colossaux profits aux concepteurs-dif- |
fuseurs de cet |
entertainment |
mondialisé –, il est donc légitime de penser que les |
« études littéraires ouvrent un espace privilégié dans lequel les individus peu- |
vent se constituer le type de repères nécessaires à l’affirmation, à la construc- |
( 59 ) |
tion, à l’exploration de leur singularité |
.» |
C |
OLLECTIVISATION |
On comprend, dès lors, que dès « qu’elles sont discutées collectivement, par |
exemple dans une salle de classe », les questions que l’on pose à un texte litté- |
raire « deviennent l’occasion de processus d’individuations collectives aussi |
bien que personnelles. » Le travail herméneutique, en effet, ne se fait pas tout |
seul, en solitaire, dans son coin. Bien aucontraire, il se situe dans |
« un espace ab- |
solument unique et infiniment précieux de gestion collective des croyances et |
des affects. » |
Nous l’avons vu, c’est aux lecteurs de formuler les questions qu’ils |
peuvent poser au texte, et c’est là une « occasion unique d’intégrer les différen- |
ces entre individus |
dès la formulation des questions |
que l’on tentera de résoudre |
ensemble ». Et cette situation est loin d’être neutre d’un point de vue politique, |
car on fait tous les jours l’expérience que la véritable démocratie consiste à |
« s’emparer du pouvoir de poser les questions qui comptent », au lieu de se con- |
tenter de répondre à celles qu’un autre aura formulées en fonction de ses intérêts |
propres. Et « lorsqu’un ensemble d’individus différents, en provenance de mi- |
lieux ou de cultures diverses, entreprennent d’interpréter un même texte, il s’ou- |
vre un espace de parole et de débat unique en ceci que chacun peut être impliqué |
dans la façon dont on formulera les questions qui apparaissent comme “impor- |
( 6 0) |
tantes” à son contact |
». On voit donc qu’interpréter ensemble, dans une |
(56) Vo ir en particulier : Michèle Petit, |
Éloge de la lecture. La construction desoi |
¸ Paris, Belin, |
2002. |
(57) |
Cf. |
http://1libertaire.free.fr/BStiegler01.html. Bernard Stiegler (« De la misère symboli- |
que », |
Le Monde |
du 10.10.03)note:«Orjecrois que, de nos jours, l'ambition esthétique à |
cet égard s'est largement effondrée. Parce qu'unelargepart delapopulation est aujourd'hui |
privée de toute expérience esthétique, entièrement soumise qu'elle est au conditionnement |
esthétique en quoi consiste le marketing, qui est devenu hégémonique pour l'immense ma- |
jorité de lapopulation mondiale– tandis que l'autre partie de la population, celle qui expé- |
rimente encore, a fait son deuil de la perte de ceux qui ont sombré dans ce conditionne- |
ment. » |
(58) |
Cf. |
Frédéric Martel, Mainstream. |
Enquêtesur cette culture qui plaît à tout le monde |
¸ Paris, |
Flammarion, 2010. |
(59) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? |
, |
op. cit. |
, |
pp. 215-216. |
(60) |
Ibid. |
, pp. 217-218. |
16 |
classe, des textes littéraires pourrait devenir l’un des moyens les plus fiables et |
les plus pérennes pour constituer des |
communautés interprétatives |
aussi peu |
normatives que possibles, car fondées sur l’engagement participatif, la rationa- |
lité communicative de tous les participants et la reconnaissance et la valorisa- |
tion des différences. |
D |
IALOGISATION |
La micro-culture scolaire qu’implique le type d’études littéraires préconisées |
dans l’ouvrage d’Yves Citton n’est pas compatible avec un modèle pédagogique |
purement transmissif et frontal, tel qu’il peut s’exemplifier dans le cours magis- |
tral et/ou dans la pratique qui consiste pour le professeur à écrire un résumé ex- |
haustif de son cours au tableau sous forme de notes que doivent recopier intégra- |
lement les élèves, pour les restituer au prochain contrôle. Il ne s’agit pas, bien |
évidemment, de nier l’importance que peut avoir un cours magistral, moyen pré- |
cieux et irremplaçable pour informer, structurer, cadrer et articuler une pensée |
dans sa cohérence interne. Mais, estime Yves Citton, sa place est « ailleurs », |
c'est-à-dire à l’écrit, dans les livres, les articles auxquels le professeur peut ren- |
voyer ses élèves. En revanche, la constitution de collectivités interprétatives |
scolaires ne peut s’envisager que sous forme de groupes de discussion. Il s’agit |
de faire « des enseignements littéraires des lieux de |
conversation |
plutôt que des |
exercices d’éloquence magistrale ». S’ilyaàchercher un « modèle du type de |
sociabilité vers lequel devrait se tourner l’enseignementlittéraire », il se trouve- |
rait, à coup sûr, du côté des « cercles de lecture » ou des « clubs de lecture » infor- |
( 61 ) |
mels |
. Avec cette différence toutefois que la « discussion », dans l’espace de la |
classe, serait encadrée, « structurée, informée, orientée, disciplinée, manipulée, |
machinée en sous-main par la pensée d’un enseignant, qui ne ferait générale- |
ment que se servir des espaces de dialogue pour mener les étudiants à aboutir par |
eux-mêmes aux conclusions où il entendait dès le début les conduire (par une |
forme de “suggestion” qui fait de leur participation active un vecteur de sa “con- |
(6 2) |
duction”) |
. » Le gain de cette procédure conversationnelle, qui présuppose |
( 63 ) |
l’égalité des intelligences |
, estdouble :d’une part, |
« un gain d’approfondisse- |
ment argumentatif » |
pour tous les élèves etleur professeur soumis aux risques de |
la conversation et à ses rebondissements, qui sont de ce fait mis alors dans l’obli- |
gation d’enrichir leurs argumentaires ; etd’autre part |
« un gain de virtuosité » |
. |
(61) Pour uneapproche pédagogique, voir: Martine Burgos, Christophe Evans et Esteban Buch, |
Sociabilités du livre et communautés de lecteurs |
, Centre Georges Pompidou, 1996, 78- |
109 ; Serge Terwagne, Sabine Vanhulle et Annette Lafontaine, |
Les Cercles de lecture. In- |
teragir pour développer ensemble des compétences de lecteurs |
, Bruxelles, De Boeck, |
2001 ; Marlène Lebrun, « L’émergence et le choc des subjectivités de lecteurs de la mater- |
nelle au lycée grâce à l’espace interprétatif ouvert par les comités de lecture », in Annie |
Rouxel et Gérard Langlade, |
LeSujet lecteur |
, p. 329-341. Pour une approcheplus sociologi- |
que voir : Jérôme Vidal, |
Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et |
la publicité de la pensée critique |
, Paris, Ed. Amsterdam, 2006. |
(62) Yves Citton, |
Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? |
, |
op. cit. |
, p. 220. |
(63) Il faudrait relireà ce sujet et tirer profit du beau livrede Jacques Rancière, |
Joseph Jacotot |
, |
Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle |
, Paris, Fayard, 1987. |
17 |
I |
MPROVISATION |
Le |
gain de virtuosité |
représente le « deuxième avantage principal de la maïeu- |
tique interactive par rapport à l’enseignement par endoctrinement magistral ». |
En effet, toute conversation, comme on le sait, doit assumer et gérer des risques |
et des dérives nombreux : des hors-sujets, des répétitions, des rebondissements, |
etc. Aussi le professeur comme l’élève doivent-ils acquérir une certaine « capa- |
cité d’ |
improvisation |
», couplée à celle de penser à haute voix en interaction avec |
et pour les autres. Le modèle d’une telle activité, quin’a rien à voir avec la profé- |
ration du n’importe quoi, est à rechercher du côté des musiciens de free jazz |
, |
( 6 4) |
car « comme l’instrumentiste, le critique littéraire “travaille” à |
actualiser |
quel- |
que chose qui a été écrit par un autre, à le faire être dans et pour le public pré- |
sent». Et dans les deux cas – celuidu musicien qui improvise et celui de l’hermé- |
neute qui interprète –, ce qui est produit trouve sa fin en lui-même, c'est-à-dire ne |
trouve pas à s’objectiver dans des traces pérennes, contrairement à l’écrit. Créer |
ensemble et |
« se singulariser par le fait même de produire ensemble une inter- |
prétation collective |
» |
au sein d’une énonciation collective, tels sont les en- |
( 65 ) |
jeux de ce talent d’improvisation et ce – je le répète, parce que c’est essentiel – |
tant pour les élèves que pour leurs enseignants. |
« Finançons les études littéraires » |
Si l’on suit les analyses d’Yves Citton, on ne peut qu’être convaincu que les |
études littéraires sont loin d’être « inutiles » et que, bien au contraire, elles méri- |
teraient que les pouvoirs publics aient le souci de les promouvoir et de les finan- |
cer. Et comme l’auteur de |
Lire, interpréter, actualiser |
le dit avec force, il faut le |
faire : |
– « si nous voulons vivre dans des collectivités de lecteurs cultivés » ; |
– « si nous voulons réduire l’emprise des fondamentalismes au sein de nos |
collectivités » ; |
– « si nous voulons promouvoir notre capacité à élaborer du sens selon les |
procédures complexes que requiert la complexité de nos formes de vies ac- |
tuelles, et dont l’interprétation littéraire constitue le meilleur terrain |
d’exercice » ; |
– « si nous voulons promouvoir simultanément une source d’innovations |
spécifiques (produites par l’élaboration des chimères) et, ce qui n’est pas |
moins précieux, une gymnastique mentale qui entraîne l’esprit à la pratique |
de l’innovation » ; |
– « si nous voulons favoriser et enrichir les processus d’individuation sym- |
bolique qui permettent à chacun de constituer, de renforcer et de raffiner sa |
singularité » ; |
(64) Pour une analyse politique de cette nouvelle forme de travail « postfordiste », voir Paolo |
Virno, |
Grammaire de la multitude. Pour une analysedes formes de viecontemporaines |
,Pa- |
ris, Éditions de l’Éclat, 2002. |
(65) Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, |
op. cit. |
, pp. 223- |
226. |
18 |
– « si nous voulons cultiver des processus de participation démocratique ca- |
pables de donner lieu à une acculturation commune s’enrichissant de façon |
conviviale des singularités qu’elle cultive » ; |
– « si nous voulons mener, à partir du mode d’interaction régissant l’espace |
de nos salles de classe, des politiques émancipatrices basées sur le postulat |
de l’égalité des intelligences – politiques qui constituent le meilleur moyen |
de renforcer et d’affiner notre nationalité collective » ; |
– « si nous voulons favoriser le développement d’une virtuosité improvisa- |
trice qui devient de plus en plus utile et nécessaire avec l’accroissement de |
complexité de nos modes d’interactions sociales, en ce qu’elle permet un |
ajustement en temps réel de la pensée à ses conditions immédiates de diffu- |
(6 6 ) |
sion et de production collective |
». |
(66) |
Ibid |
., pp. 210, 211, 213, 215, 216, 218, 223 et 227. |
19 |
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